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divinités adorées des hommes; mais à son insu ces anciennes divinités tombent au rang de divinités secondaires, et le dieu qui régit l’olympe moderne, c’est l’utile!

Sans doute, Goethe exprimait plutôt une espérance qu’une conviction le jour où, visitant je ne sais quelle manufacture de coton, il s’écriait qu’il n’avait jamais vu rien de plus poétique. Cette parole voulait dire évidemment qu’il apercevait dans ces machines l’instrument d’une société nouvelle, et par conséquent de mœurs qui demanderaient leurs poètes. Ces machines étaient sans doute aussi, dans son esprit, un moyen d’ordre et d’harmonie capable de rapprocher les hommes que la croyance politique n’unit plus suffisamment et que la croyance religieuse n’unit plus du tout, d’établir entre eux des relations nouvelles, — en un mot d’atteindre ce but suprême des institutions et des religions, des lois et du langage lui-même : rapprocher l’homme de l’homme. Cet objet mécanique et inanimé lui apparaissait comme un nouvel Orphée élevant les tours de cités futures, fondant des aristocraties, établissant des hiérarchies, réglant les devoirs des hommes entre eux. Nous aussi, nous avons partagé longtemps la conviction de ce grand homme; nous avons cru longtemps que l’industrie serait le nouveau principe qui communiquerait aux arts une vie nouvelle, qu’elle établirait entre les hommes de nouvelles relations, que l’obéissance et le respect, le devoir et la vertu trouveraient encore à s’exercer avec elle, que la beauté et la poésie sortiraient des machines à vapeur, et que nous pourrions être avec elle, comme par le passé, héroïques, chevaleresques et religieux. Maintenant nous sommes moins confians, et le monde industriel nous apparaît parfois comme un squelette qui ne sera jamais recouvert de chair. Nous ne croyons plus autant à la poésie des chemins de fer, les machines à tisser ne nous paraissent propres qu’à produire des étoffes plus ou moins durables, et la télégraphie électrique (elle l’a bien prouvé depuis le commencement de la guerre) nous semble trop destinée à propager un peu plus rapidement la bêtise humaine. L’utile restera l’utile, le monde qu’il a engendré n’est pas beau, et en dépit de son luxe absurde et insolent, nous ne savons s’il est destiné à le devenir jamais.

Le XIXe siècle est l’héritier naturel du XVIIIe ; sa tradition ne remonte pas plus haut. Le temps lui-même a perdu son aristocratie, et ses racines ne plongent plus comme autrefois dans les profondeurs des âges : le siècle est un parvenu comme nous tous. Il ne subsiste du passé que ce que le XVIIIe siècle a laissé debout, c’est-à-dire peu de chose, et les deux faits qui dominent sont ceux que le XVIIIe siècle a engendrés, c’est-à-dire la révolution et l’industrie. La société moderne a la prétention d’être fondée sur les principes de la révolution, et en apparence cette prétention semble justifiée;