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testamens, s’abattirent sur la société romaine comme les noires légions d’insectes sur les cadavres en putréfaction. Cependant la civilisation matérielle ne s’arrêtait pas un seul moment. L’art de travailler l’ivoire et l’or acquérait chaque jour plus de perfection; chaque jour quelque ingénieuse machine utile aux besoins de l’homme était inventée, et chaque jour aussi ces progrès de l’art matériel enfantaient une corruption nouvelle. Rien ne put sauver Rome de cette domination, ni les souvenirs du passé, ni les avertissemens de ses sages, ni l’exemple des grandes vertus, ni les services des grands talens politiques et militaires, et c’est là qu’est le côté le plus attristant de cette affreuse histoire. Elle enseigne l’inutilité sociale de la vertu et du talent dans les époques régies par de mauvais principes. Longtemps Rome eut des républicains capables de verser leur sang pour la vieille cause; elle eut jusqu’à la fin des empereurs grands politiques, depuis l’avare Vespasien jusqu’à l’apostat Julien. Elle ne cessa un seul jour d’avoir des sages. Depuis Germanicus jusqu’à Aétius, que de grands capitaines ne compta-t-elle pas encore! Tous ces talens, toutes ces vertus ne servirent de rien, et la Rome impériale est jusqu’à nos jours le seul exemple d’un état social où tous les dons de l’intelligence et du caractère aient été inutiles. Fasse le ciel que l’Europe moderne ne soit pas le second !

Mais, dira-t-on, quel rapport y a-t-il entre nous et la Rome impériale ? Avons-nous donc ces vices gigantesques, et compte-t-on parmi nous ces personnages de Tacite et de Suétone, de Pétrone et de Martial ? Non, sans doute, et cependant, candide lecteur, sonde ton époque, recueille tes souvenirs, ouvre les yeux et les oreilles, lis et regarde, et puis dis-moi si tu n’as pas connu et Narcisse et Pallas, et Trimalcion et bien d’autres! Ose, si tu es honnête, dire que tu ne les as pas connus !

Mais, dira-t-on encore, nous avons, pour contre-balancer cette civilisation matérielle, des principes moraux ! — Oui, sans doute, seulement ces principes sont dans chacun de nous essentiellement individuels, et, ne servant en rien à nous rattacher les uns aux autres, ils ne peuvent contre-balancer le pouvoir de l’industrie, qui est au contraire un terrain commun à la société tout entière. Il n’y a pas un seul principe général, reconnu, accepté sans discussion, cru en un mot, qui puisse faire équilibre à ce fait général. Le monde moral est réellement à l’état atomistique. Nous sommes environ quinze millions de Français mâles et majeurs qui représentent environ quinze millions de principes. Nous ne comptons ni les femmes ni les enfans, qui ont bien aussi les leurs, ainsi que l’expérience a pu l’apprendre à chacun. Nous sommes catholiques ultramontains, catholiques gallicans, catholiques révolutionnaires, luthériens, calvinistes, israélites, chrétiens libres et n’appartenant à aucune église, rationalistes