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maladies morales aux détails de mœurs, nous verrons que ces prétendus progrès eux-mêmes sont loin d’être des bienfaits. L’industrie a créé des étoffes à très bon marché, cela est certain; elle a permis ainsi à tous les hommes de porter à peu près les mêmes habits, et de présenter à peu près la même plate, uniforme et ennuyeuse surface. En revanche la vanité a pris des proportions colossales. Les économistes ont grand tort, dans leurs appréciations de notre état social, de ne pas tenir compte des différens résultats moraux qu’engendrent telles ou telles inventions matérielles. Ainsi pourquoi la vanité, par exemple, ne figure-t-elle jamais comme ombre au tableau qu’ils nous présentent de la société actuelle ? L’industrie, nous disent-ils, répand le bien-être dans toutes les classes de la population; oui, mais, si par suite elle répand aussi la vanité, qu’arrivera-t-il ? Le bienfait ne sera qu’apparent; par conséquent, à prendre les choses au mieux, les avantages compenseront les désavantages, et la société restera, comme devant, dans le plus parfait statu quo. Il n’est pas possible toutefois de s’arrêter à ce demi-optimisme. Un vice général a chez une nation des conséquences qui influent sur son bien-être d’une manière bien plus puissante que les inventions de l’industrie et les raisonnemens des économistes. On ne remarque pas l’action qu’exercent sur l’homme deux faits. moraux très considérables : d’abord l’instinct d’imitation, et puis la logique singulière qui nous conduit à notre insu de l’apparence à la réalité. Si je suis vêtu comme mon semblable, pourquoi ne vivrais-je pas comme lui ? Pauvre, l’industrie parvient à me donner à bon marché certains objets qui jadis n’étaient accessibles qu’au riche : vêtemens, meubles, objets de luxe même. Elle me donne l’apparence de l’aisance : fatal présent! que ne m’en donnait-elle aussi bien la réalité ? Ces facilités qu’elle m’offre éveillent en moi des goûts que je n’avais pas, elles développent ces deux vices honteux, — l’envie et la vanité. Mais l’envie est pour le cœur un triste aliment. Pour se contenter d’envier, il faut vivre dans une condition bien basse, bien désespérée. La vanité a plus de ressources : elle sait tout transformer; elle apprend à celui qui vit d’un modeste salaire à se donner l’apparence de l’aisance, à celui qui vit dans l’aisance à se donner l’apparence du luxe, et, n’épargnant pas même le riche, elle le pousse à s’entourer du luxe des rois. Ainsi, parcourant tous les degrés de l’échelle sociale, elle crée de merveilleux trompe-l’œil, bâtit des fortunes sur des hypothèses, établit la vie sur des apparences, enfante des existences chimériques. Quelle est la fortune réelle de tel personnage qui éclabousse Paris de ses équipages ? On la suppose; on ne la connaît pas. Quelle est la condition réelle de ce jeune homme élégant, et comment fait-il face à ses dépenses ? Et, — Problème plus intéressant, — comment cet honnête boutiquier, dont les recettes peuvent être