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monde dont j’avais été le centre pendant une semaine, de ces hommes qui avaient laissé de côté leurs affaires pour ne s’occuper que de me rendre la vie douce et agréable. Je n’étais pas seule à éprouver ces regrets, car ceux qui les inspiraient les ressentaient aussi. Il n’y avait pas seulement de la tristesse sur le visage de mes amis; j’y remarquais de l’inquiétude, surtout lorsqu’il arrivait à l’un d’eux de s’entretenir quelques instans a parte avec les hommes de mon escorte. Quant à ces derniers, ils n’auraient pas eu l’air plus grave et plus sombre s’ils avaient accompagné un convoi de criminels à l’échafaud. J’avoue donc que je commençais à avoir peur. Tout le monde tremblait pour moi, et je me reprochai une opiniâtreté qui pouvait compromettre non pas seulement ma propre existence, mais celle d’un être bien cher, d’une enfant qui n’avait que moi pour la protéger et la défendre! Si dans ce moment quelqu’un de la société m’eût proposé de rebrousser chemin, je crois que j’eusse accepté la proposition avec transport; mais qui sait jamais ce qui se passe dans le cœur de son voisin ? Pendant que je formais les vœux les plus timides, mes compagnons de route déploraient peut-être ma témérité.

Les habitans qui m’avaient suivie s’arrêtèrent enfin auprès d’un vieil arbre desséché qui marque la limite qu’on ne dépasse jamais dans ces promenades faites pour reconduire un voyageur. Nous nous serrâmes la main; les touchantes formules de souhaits et d’augures dont les Orientaux sont si prodigues, et qu’on leur emprunte si aisément, furent échangées et répétées par chacun de nous : « Que Dieu vous bénisse et vous ramène ! Qu’il vous donne la santé et la paix! Qu’il vous rende heureux dans ceux que vous aimez! Puissent mes yeux vous revoir ! Puisse votre voix réjouir mon cœur ! » Ils tournèrent ensuite leurs chevaux vers la ville et vers le nord; nous tournâmes les nôtres vers le désert et le midi. Des deux côtés, le brouillard enveloppait le pays à quelque distance et nous dérobait la vue des lieux où nous portions nos pas; mais ceux qui nous quittaient connaissaient à l’avance ce que le brouillard leur cachait : la ville, le foyer, la famille. Pour nous, au contraire, nous avancions vers l’inconnu : à quoi lui servait ce voile ?


II. — LE BEY DU DJAOUR-DAGHDA ET SON HAREM.

La vie de voyage ne tarda pas à combattre par la variété de ses impressions les regrets que me laissait le séjour d’Adana. Nous venions de passer la frontière du Djaour-Daghda, et nous gravissions les dernières collines qui nous séparaient du golfe d’Alexandrette, lorsqu’une troupe de femmes et d’enfans apparut à l’extrême limite de notre horizon, rétréci en cet endroit par l’ouverture d’une vallée