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moins rare ici qu’un vieillard de quatre-vingt et quelques années, entouré de petits enfans qui sont sa chair et ses os. Malgré cette disproportion entre l’homme et la femme, l’union contractée aux portes de l’enfance n’est presque jamais dissoute que par la mort. J’ai vu des femmes décrépites, hideuses et infirmes, conduites, soignées, adorées par de beaux vieillards aussi droits que le sapin des montagnes, à la barbe argentée, mais longue et touffue, à l’œil vif et serein.

— Vous devez bien aimer votre mari, disais-je un jour à une vieille femme, aveugle et paralytique, que son mari, un de ces beaux vieillards dont je viens de parler, m’avait amenée dans l’espoir que je lui rendrais la vue et le mouvement. La vieille était arrivée à califourchon sur un âne que son mari conduisait par la bride en marchant à côté. Il l’avait prise ensuite dans ses bras, l’avait posée sur un banc auprès de ma porte, et y avait installé sa pauvre compagne sur un amas de coussins avec toute la sollicitude d’une mère pour son enfant. — Vous devez bien aimer votre mari ? dis-je à l’aveugle. — J’aimerais à y voir clair, me répondit-elle. Je regardai le mari, il souriait avec tristesse, mais sans l’ombre de rancune. — Pauvre femme! dit-il en passant le revers de sa main sur ses yeux, sa cécité la rend bien malheureuse. Elle ne peut s’y accoutumer. Mais vous lui rendrez la vue, n’est-ce pas, Bessadée ?

Comme je secouais la tête et me disposais à protester de mon impuissance, il tira le pan de ma robe en me faisant signe de me taire.

— Avez-vous des enfans ? lui demandai-je alors.

— Hélas! j’en ai eu un, mais il est mort il y a longtemps.

— Et comment se fait-il que vous n’ayez pas pris une autre femme, plus robuste et mieux portante, qui vous eût donné des enfans ?

— Ah! cela est bientôt dit; mais cette pauvre créature en aurait eu du chagrin, et cela m’eût empêché d’être heureux avec une autre, et même avec des enfans. Voyez-vous, Bessadée, on ne peut tout avoir dans ce monde. J’ai une femme que j’aime depuis bientôt quarante ans, je ne ferai pas d’autre choix.

L’homme qui me parlait ainsi était un Turc. Sa femme lui appartenait comme un meuble : personne ne l’eût blâmé, aucune loi ne l’eût puni, s’il se fût débarrassé par quelque mesure violente de cet inutile fardeau. On se fût borné en pareil cas à lui demander quels étaient ses motifs pour agir ainsi. Heureusement le caractère du peuple turc corrige ce qu’ont d’odieux ses coutumes. Il y a chez lui un fonds précieux de bonté, de douceur, de simplicité, un instinct remarquable de respect pour ce qui est beau, de pitié pour ce qui est faible. Cet instinct a résisté, il résistera longtemps encore, nous l’espérons, à l’influence d’institutions délétères, exclusivement fondées sur le droit de la force et sur l’égoïsme. Pour comprendre ce qu’il y