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tout d’une haleine, avec une voix très douce et très pure, mais sans la moindre modulation dans le son : « Dame, reste encore, parce que je t’aime beaucoup. » Ceci dit, la bouche se referma, les yeux reprirent leur direction vers le plancher, le feu de la résolution s’éteignit sur ce joli visage : l’entreprise avait été couronnée de succès, le compliment était parvenu à son adresse, et la belle des belles pouvait se reposer sur ses lauriers.

Je ne sais d’où cela m’est venu, mais à partir de ce moment je fus poursuivie par la pensée que ma reine de beauté était idiote, et qu’elle m’avait débité là l’une des phrases, peut-être même l’unique phrase avec laquelle elle salue le seigneur son époux. Lorsque je revis celui-ci, je lui fis, comme c’est l’usage, force complimens au sujet de ses femmes; mais je me répandis surtout en éloges sur la rare beauté de ma favorite. « Vous la trouvez donc bien belle ? fit-il avec quelque surprise. — Admirablement belle ! » répondis-je. Il parut réfléchir un moment, puis il leva les sourcils, dessinant par ce mouvement une multitude de lignes horizontales sur son front; il avança la lèvre inférieure et le menton, baissa la tête en allongeant le cou, haussa légèrement les épaules, leva un peu les bras et les laissa retomber sur ses cuisses; enfin il me dit d’un air à demi confidentiel : « Elle n’a pas d’enfans! » Elle était jugée.

J’avais hâte de me remettre en route après quelques jours passés chez le prince du Djaour-Daghda. J’avais à gagner Alexandrette pour me diriger de là sur Beyrouth. Malheureusement le temps pluvieux vint contrarier mes projets de départ, et je dus, bien malgré moi, prolonger mon séjour dans la résidence de Mustuk, sans autres moyens de distraction que des entretiens fort monotones tantôt avec le bey, tantôt avec ses femmes. Enfin le soleil reparut, et je quittai le Djaour-Daghda avec un très vif mouvement de satisfaction, c’est- à-dire dans une disposition d’esprit bien différente de celle où je me trouvais au sortir d’Adana.


CHRISTINE TRIVULCE DE BELGIOJOSO