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d’un travail commandé par son maître. Celui-ci avait été tellement satisfait de l’exécution, qu’il avait envoyé chercher l’ouvrière pour la remercier en personne. La beauté et la naïveté de la jeune fille avaient fait sur lui une impression profonde, et le lendemain il avait été obligé de faire une heure plus tôt que d’habitude sa visite à l’étalage du bouquiniste, afin de chasser les sensations nouvelles qui s’étaient éveillées en lui. Il avait mis la main sur les œuvres d’un certain auteur du XVIe siècle, nommé Godolphin, qui avait écrit sur le mariage en style fort étrange, et ce livre avait achevé ce que l’aspect de la jeune fille avait commencé. Les préliminaires du mariage étaient déjà arrêtés, lorsque je vis pour la première fois la fiancée de mon vieux client. On avait parlé à la mère de la jeune fille, qui était, une respectable veuve. La fille avait été tellement éblouie par le passage soudain d’une vie de pauvreté et de travail à une vie d’opulence, qu’elle avait consenti immédiatement, car il n’est pas croyable que l’amour ait eu rien à faire de son côté. La gouvernante avait grogné, pesté, récriminé, mais en vain ; le vieillard fut inexorable. À l’époque où le secret me fut confié, tout était arrangé, et le vieux gentleman, n’ayant pas d’ami qui pût l’assister dans la cérémonie, avait jeté les yeux sur moi.

Le mariage fut célébré secrètement, et personne, pas même les voisins, ne sut ce qui s’était passé. Ce jour-là, le fiancé remplaça par un habit bleu de ciel l’habit couleur de tabac qu’il portait habituellement, les culottes couleur de tabac furent également remplacées par des culottes de peluche noire, et les bas de laine par des bas de soie. Une paire de boucles en diamant brillait à ses souliers et à sa jarretière, et un tricorne neuf complétait ce costume, qui faisait ressembler le vieil antiquaire à un beau du temps de la reine Anne ou de George Ier. Ce fut certes un singulier mariage, mais j’ai toutes raisons de croire qu’il fut heureux. M. W…, malgré son âge, fut le père de deux enfans, un garçon et une fille, et, excentrique jusqu’au bout, il eut la fantaisie, à l’âge de soixante-dix ans, d’acheter une propriété en Virginie et de disposer des biens qu’il avait à New-York. Il s’y retira et y mourut à l’âge de quatre-vingt-trois ans. Sa veuve, qui mourut à quarante-cinq ans, ne lui survécut pas longtemps. Les enfans se marièrent et vivent encore ainsi que leurs descendans : peut-être reconnaîtront-ils sans trop de peine dans cette esquisse leur excentrique et vénérable aïeul.


VII. – UNE MALADIE MYSTERIEUSE.

Vers la fin de 1849, j’avais résolu d’abandonner ma profession, et j’avais réduit peu à peu ma clientèle. Il ne me restait plus qu’un