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intérêts s’élevant si haut ? C’est ici que l’esprit oriental montre à découvert tout ce qu’il a d’ingénieux.

Lorsque après de longs jours de lutte, un banquier est resté maître d’un village et qu’il y règne sous le nom d’un cheik triomphant, arrive de nouveau pour ce village l’époque du paiement de l’impôt. Une invitation du gouvernement est envoyée à cet effet, invitation quelquefois provoquée par le banquier lui-même, qui, se trouvant avoir des fonds disponibles, n’est pas fâché de mettre le village dans la nécessité de lui emprunter l’argent restant improductif dans sa caisse. Il peut également arriver que le choubassi, par quelque trame bien ourdie, soit parvenu à faire exiger des versemens dont le trésor pouvait se passer, et dont il se passera encore pendant quelque temps. Or, dans ce cas, le choubassi, après s’être mis à l’égard de l’autorité au lieu et place du village, s’arrangera pour ne payer qu’en obligations à cinq ou six mois, délai pendant lequel il touchera néanmoins les intérêts de la somme exigée immédiatement lorsqu’elle devait être payée par les villageois. L’impôt ne se perçoit pas en Turquie par douzième, comme chez nous; il est payé en une seule fois chaque année, et l’on s’adresse, pour avoir de l’argent, tantôt à un village, tantôt à un autre, par une sorte de roulement établi d’avance, mais non pas toutefois d’une manière invariable. Quand le banquier a payé au trésor une somme quelconque pour le compte d’un village, il a en main la quittance du trésor, qui est son titre légal pour arriver au remboursement de ses avances; mais comme il faut qu’il obtienne d’un autre côté un titre de créance pour une somme égale au montant des intérêts stipulés entre les cheiks et lui, les contractans se trouvent dans l’obligation de jouer une petite comédie toujours exactement reproduite dans ces sortes d’occasions. Pour cela, le banquier se rend au village monté sur une élégante jument arabe et accompagné de trois musulmans à peu près déguenillés que portent de vieux chevaux de rebut loués à cet effet, car en Turquie un contrat n’est valable qu’autant qu’il a été conclu devant trois témoins, et la même précaution est nécessaire pour qu’un paiement fait soit légalement constaté. N’oublions pas qu’il s’agit ici de remplacer un compte d’intérêts, que la loi repousserait, par une dette contractée fictivement. Dans une chambre de la maison de l’un des cheiks, chambre que décorent le sabre, le fusil et la lance des jours de combat, se trouvent accroupis, sur des tapis plus ou moins sales et plus ou moins usés, les notables du lieu, le banquier et les trois témoins voulus par la loi. Tout le monde, avec un maintien grave tel que doivent l’avoir des Arabes se préparant à un acte sérieux, hume le café bouillant et fume le tabac de la