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ont peut-être plus d’efficacité, quand elles émanent de l’initiative individuelle. Certes, de toutes ces questions qui s’agitent ou se dénouent, de tous ces faits qui s’accomplissent, soit dans l’ordre extérieur, soit dans l’ordre intérieur, il n’en est point qui ne soient les signes du temps, qui ne le représentent par quelque côté, dans ses perplexités grandioses ou dans ses aspirations matérielles, dans ses goûts, dans ses tendances, dans ses préoccupations. L’ensemble de ces traits divers, c’est l’histoire même du siècle, — cette histoire qui recommence sans cesse, qui embrasse tout et où se reflète un des mouvemens les plus extraordinaires. Que ce tableau auquel chaque jour ajoute un trait nouveau offre parfois quelque confusion, cela n’est point douteux. Qu’on arrive parfois à épaissir l’obscurité sur ces mystères d’un temps qu’on prétend éclaircir, rien n’est plus certain. Que toutes les proportions soient troublées et que la vérité s’altère ou disparaisse, on ne saurait le nier. Sur cette vérité des choses contemporaines, chacun applique le vernis étrange de ses passions, de ses hallucinations ou de sa vanité. Depuis quelques années surtout, par une sorte de caprice moral et intellectuel, la peinture de notre époque a pris une forme particulière, — celle des mémoires. Qui n’écrit point des mémoires aujourd’hui ? qui n’a point son trésor secret d’informations qu’il doit à la postérité attentive ? L’un racontera en cent volumes vraiment, avec une sorte de naïveté bouffonne, les aventures de sa vanité ; l’autre écrira les confessions de sa mère et de son père pour ne point écrire les siennes. Autrefois celui qui écrivait des mémoires était un homme mêlé aux grandes affaires d’état dont il connaissait tous les ressorts, ou un homme jeté dans la vie sociale de son temps, dont il était le témoin direct, passionné et intéressé. La première condition pour lui était de savoir ce que les autres ne savaient pas et de pouvoir ajouter à l’histoire proprement dite cette histoire familière et intime des événemens ou des mœurs. C’est une condition qui n’est plus indispensable aujourd’hui ; il n’est pas précisément nécessaire de savoir et de connaître pour se constituer le point central de l’univers. Les événemens ne s’accomplissent évidemment que pour que vous les puissiez raconter comme votre propre affaire. La révolution, l’empire, la monarchie constitutionnelle, sont les étapes de votre vie. Ce serait un bien grand malheur si vous n’aviez pu retenir quelqu’une de ces anecdotes qui ont couru le monde, et même en ce cas il vous resterait la ressource d’ouvrir le Moniteur pour rédiger vos mémoires.

Parmi toutes ces confidences, M. Véron avait eu du moins une idée originale en écrivant ses Mémoires d’un Bourgeois de Paris. N’y a-t-il point en effet dans la littérature de la France, si féconde en mémoires, une sorte de tradition de bourgeois observateurs dont les révélations sont devenues un précieux témoignage pour l’histoire ? Blottis dans leur obscurité pour ainsi dire, ils regardaient d’un œil indépendant ce qui se passait autour d’eux, et recueillaient les faits, les anecdotes, les bruits, les impressions de chaque jour. L’Étoile au xvie siècle. Barbier au xviiie ont été les types de ce bourgeois parisien, curieux, crédule, assez moqueur au fond, pour qui le monde était un spectacle qu’il suivait sans être sur le théâtre. Cependant le bourgeois a grandi en importance ; il a été de la cour comme de la ville. Il a eu des journaux et des cliens, il a mené de front les affaires et les plaisirs. Il a visé à l’influence et a brigué l’honneur d’être consulté.