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ne tueront rien de ce qui méritait de vivre, ou de ce qui avait encore des conditions de vie. Ils verseront le sang par torrens, mais ils rajeuniront par leur propre sang la sève épuisée de l’Europe. Ils apportent avec eux le fer et le feu, mais aussi la force et la vie. À travers mille forfaits et mille maux, ils font apparaître deux choses que la société romaine ne connaissait plus, la dignité de l’homme et le respect de la femme. C’étaient plutôt chez eux des instincts que des principes ; mais, quand ces instincts auront été fécondés et purifiés par le christianisme, il en sortira la chevalerie et la royauté catholique. Il en sortira surtout un sentiment inconnu dans l’empire romain, peut-être même étranger aux plus illustres païens, et toujours incompatible avec le despotisme, le sentiment de l’honneur ; « ce ressort secret et profond de la société moderne et qui n’est autre chose que l’indépendance et l’inviolabilité de la conscience humaine, supérieure à tous les pouvoirs, à toutes les tyrannies, à toutes les forces du dehors[1]. »

Ils apportent en outre la liberté, non pas certes la liberté telle que nous l’avons conçue et possédée depuis, mais les germes et les conditions de toute liberté, c’est-à-dire l’esprit de résistance à tout pouvoir excessif ; une impatience virile, du joug ; la conscience profonde du droit personnel, de la valeur individuelle de chaque âme devant les autres hommes comme devant Dieu.

La liberté et l’honneur ! Voilà ce qui manquait à Rome et au monde depuis Auguste, voilà ce que nous devons à nos ancêtres les Barbares.

Au point de vue purement religieux, plus d’un grand cœur parmi les chrétiens sut reconnaître tout d’abord les caractères mystérieux dont Dieu avait marqué ces races qui ne semblaient issues que de sa colère. Ils les proclamèrent avec une confiance que n’ébranlaient pas les fureurs de l’ouragan qu’il fallait traverser, et qui dura deux siècles. Au milieu des angoisses et des calamités de la première invasion des Goths, saint Augustin signalait la merveilleuse abstention des soldats d’Alaric devant les tombeaux des martyrs, il va même jusqu’à parler de la miséricorde et de l’humanité de ces terribles vainqueurs[2]. Salvien n’hésite pas à dire que les Barbares même hérétiques valaient mieux par leur vie que les Romains même orthodoxes.

  1. Ozanam, Cours inédit sur la Civilisation chrétienne. On nous permettra de citer et d’annoncer en même temps cette œuvre qu’une main pieuse donnera bientôt au public : ce sera le legs suprême du jeune écrivain qui fut à la fois un si parfait chrétien, un si éloquent et si sympathique orateur, et dont la mort prématurée est l’un des plus grands malheurs que la religion et les lettres aient eu à déplorer depuis longtemps.
  2. Miséricordia et humilitas etiam immanium barbarorum. De civit-Dei, I, 4, Cler., cap. 1 et 7.