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à peu près la posture de cette chèvre qu’un berger de la Grèce antique avait dressée à se tenir debout sur son piquet. La foule éclatait en applaudissemens, les enfans trépignaient des pieds et battaient des mains en appelant par son nom la patiente bête, qui tournait doucement et saluait de la tête les huit points de l’horizon. Attirés par le roulement du tambourin, par les acclamations de l’assistance, et aussi par la vue du bœuf blanc qui se montrait au-dessus des turbans et des fronts nus, les passans accoururent de toutes parts. Parmi les spectateurs attardés qui avaient manqué le premier acte de cet intéressant spectacle se trouvaient les deux Makouas : ils venaient de se rejoindre. Le plus jeune, Dindigal, — celui que nous avons rencontré déjà dans le jardin du potier, — eût volontiers continué sa route ; mais entraîné par Bettalou, son frère aîné, il se mêla à la foule attentive. Placés au dernier rang, les deux Makouas ne voyaient pas grand’chose ; seulement ils entendaient le Lambady ordonner à son petit bœuf de dire l’âge d’un enfant qu’on lui présentait, et l’intelligent Nandi répondait si juste en frappant la terre de son pied, que plus d’un spectateur ébahi le tenait pour une divinité cachée sous la forme d’un quadrupède. Il ne faut pas oublier que les Hindous ont pour le bœuf une vénération superstitieuse, d’ailleurs la croyance dans la migration des âmes, qui est un de leurs dogmes, les prédispose à respecter toutes les bêtes. À chaque tour qu’il faisait, présentant ses frais naseaux aux femmes et aux enfans, Nandi recevait donc force fruits et gâteaux. Son maître ne faisait point une aussi abondante récolte de pièces de monnaie ; c’est pourquoi, avisant dans la foule un riche banian coiffé du turban de mousseline blanche et dont la poche paraissait bien garnie, il voulut faire un appel direct à sa générosité.

— Voyons, Nandi, s’écria-t-il en lançant l’animal vers le banian, montrez-nous quelle est, dans cette illustre assemblée, la personne que les dieux honorent le plus spécialement de leur bienveillance, à laquelle ils réservent le plus de richesses et de bonheur dans cette vie et dans l’autre.

Le petit bœuf partit au trot ; mais le banian, qui avait deviné les intentions du Lambady, se dissimula subitement et battit en retraite. Comme il était fort gros, la place laissée vide par lui suffisait à contenir les deux Makouas, qui venaient d’arriver et s’agitaient avec impatience pour voir les évolutions de Nandi. Après avoir percé du coude et du genou la masse serrée qui arrêtait leurs regards, ils s’établirent au premier rang. Lancé dans sa course circulaire, le bœuf Nandi ne prit point garde à cette substitution de personnes, et ce fut devant Bettalou, l’aîné des deux Makouas, qu’il s’arrêta en secouant ses fines cornes.