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se trouvaient si bien soulagés, qu’ils voyaient en lui non un médecin, mais une espèce de sorcier. Sa fille partageait un peu cette réputation, par cela seul qu’elle façonnait de ses mains les fétiches recherchés par les gens de la campagne. Qui donc eût osé franchir la haie du jardin ou le seuil de la cabane solitaire ?

Cependant la nature reprend partout ses droits ; quand l’homme cesse de lutter contre les envahissemens des plantes parasites, on les voit reparaître immanquablement, surtout sous la zone des tropiques. Bien avant que le cossever et sa fille eussent atteint le terme de leur pieux voyage, le jardin se ressentait de l’abandon de ses maîtres.

Un soir, Dindigal, quittant le port de Madras, — où il passait ses journées à ramer sur des catimarons, — s’aventura vers le village habité par le cossever. Ni les durs propos du vieillard, ni l’indifférence de sa fille ne pouvaient lui en faire oublier le chemin. Depuis sa querelle avec son frère, il devenait de plus en plus sombre et violent. Tantôt il travaillait avec ardeur, tantôt il se couchait sur la plage et refusait obstinément d’aller à sa besogne. Ses compagnons prétendaient qu’on lui avait jeté un sort. Ils le redoutaient et ne cherchaient nullement à pénétrer le secret d’une tristesse dont il n’avait point envie d’ailleurs de leur dévoiler la cause.

Un soir donc, Dindigal s’approcha furtivement de l’enclos. Étonné de ne voir aucune lumière à l’intérieur de la maison, de n’entendre aucun bruit dans le jardin, il rôde à l’entour jusqu’à une heure avancée de la nuit. Le jour l’eût surpris à la même place, les yeux fixés sur la cabane du cossever, si le passage de quelques laboureurs qui couraient au marché porter leurs fruits ne l’eût forcé à battre en retraite. Le Makoua n’avait point si bonne mine, qu’il ne craignit d’être pris pour un voleur en pareil lieu et à pareille heure. Le lendemain matin, ses travaux le retinrent au port ; il lui fallut deux ou trois fois dans la journée porter des lettres à bord des navires mouillés en rade, et accompagner les schellingues[1] qui conduisent à terre les passagers. La barre qui déferle devant le port de Madras est presque toujours dangereuse à franchir ; quand le vent souffle du large, elle devient si mauvaise, que l’on fait suivre par des catimarons les grosses chaloupes destinées au transport des voyageurs : en cas d’accident, les rameurs des catimarons, excellens nageurs, rattrapent ceux qui sont enlevés par la vague, et les arrachent à une

  1. Grandes barques à fond presque plat faites de bordages cousus ensemble, dont on se sert sur la cote de Coromandel, et particulièrement à Madras, pour traverser les brisans, qu’aucune autre espèce d’embarcation ne peut franchir sans être mise en pièces. La schellingue résiste aux assauts de la vague par le seul fait de son élasticité : n’ayant ni clous ni chevilles de métal, elle cède et ne se rompt pas.