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pêcheur possédait déjà quelques économies. Grâce à la régularité de sa conduite, le petit trésor amassé à grand’peine et enfoui sous le sable en un lieu connu de lui seul le consolait quelque peu de la perte de l’autre. Quand il avait halé au sec son grossier bateau, il s’asseyait sur la plage, et, tout en rêvant aux bruits de la mer, il se disait : — Le petit bœuf du Lambady m’a prédit la richesse ; je l’ai eue pendant quelques heures. Quant à la prospérité, je la tiens, puisque rien ne me manque. Tout homme met un peu du sien dans sa destinée. — A ces instans de calme et de repos, il pardonnait presque à son frère, et regardait malgré lui du côté du port s’il ne le verrait point revenir.


V

Dindigal aurait bien pu, comme son frère aîné, amasser un petit pécule ; mais, passionné et irréfléchi, il avait le défaut de la plupart des gens de sa caste, l’amour du jeu. Un matin, après avoir tout perdu, il se promenait sur la plage à la manière d’un lazzarone napolitain, le nez au vent, et se demandant comment il gagnerait de quoi remplir son ventre[1]. C’était un dimanche ; personne ne travaillait à bord des navires mouillés en rade, qui semblaient sommeiller au balancement de la boule. Cependant, à force de regarder la mer, Dindigal découvrit à l’horizon une voile qui cinglait vers Madras, et il fit signe à l’un de ses compagnons de se préparer à aller au large. — Cette voile, lui répondit l’autre marinier, ne nous apporte point d’Anglais à rançonner ; ce doit être quelque navire choulia[2] qui revient de la baie du Bengale.

— C’est vrai, répliqua Dindigal ; le capitaine de port ne l’a point signalée… Qui sait ? Il y a peut-être à bord quelque gros banian

— A qui on fait avaler un peu d’eau salée en passant la barre, et puis on lui arrache une douzaine de roupies ; hein ? La mer est assez forte ce matin pour qu’on puisse tenter le coup !

Une schellingue montée par huit rameurs venait d’être lancée ; elle se rendait à bord du navire qui paraissait au large, et Dindigal, accompagné d’un habile rameur, se disposa à la suivre avec un catimaron. Le petit radeau remplissait en cette circonstance le rôle d’un bateau de sûreté, — safety boat, — et l’état de la mer rendait sa présence assez utile, car les trois vagues impétueuses qui forment la barre déferlaient avec un bruit croissant. Arrivés devant la première lame, les rameurs de la schellingue poussèrent de grands cris. La barque, obéissant à l’impulsion des palettes qui tiennent lieu d’avirons,

  1. Expression triviale dont se servent les mendians de la côte de Coromandel.
  2. Bâtiment monté par des Hindous, qui navigue dans la baie du Bentale et sur la cote de Coromandel.