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conseille, il prévoit l’émancipation politique des grandes nations du continent. Ainsi il veut d’une part que l’esprit libéral triomphe dans leur sein, et d’un autre côté il leur refuse les garanties du triomphe durable de l’esprit libéral. Il les anime et les désespère à la fois ; il leur propose ce qu’il leur déclare impossible. Ce n’est pas nous qui nierons les difficultés d’achever l’œuvre entreprise d’un grand renouvellement politique. Si l’on a dit qu’il faudrait la parole pour l’invention de la parole, à plus forte raison semble-t-il que des antécédens de liberté seraient nécessaires à l’établissement définitif de la liberté ; mais si l’on poussait à l’extrême cette pensée, rien ne serait possible nulle part que ce qui existe, et la liberté n’aurait jamais commencé dans le monde. Sans doute la condition est dure d’avoir, pour arriver au terme, à traverser toute une révolution ou plutôt une suite de révolutions, car on n’arrête pas à volonté une impulsion révolutionnaire. La face de l’Europe n’en est pas moins couverte de nations à qui leur ancien régime n’offrait pas de point d’appui pour s’élancer vers des nouveautés nécessaires. Le procédé lent et sûr des réformes graduelles n’est pas accessible à tout le monde. Que l’on plaigne les nations à qui cette ressource manque, je le conçois : qu’on leur recommande la prudence, la défiance d’elles-mêmes, et qu’on les supplie de sonder leurs reins et leur cœur avant de se mettre à l’œuvre, je l’admets et je le demande. À ce point de vue, les avertissemens et les reproches de M. Greg sont inspirés par la sagesse même ; mais enfin que voulait-il qu’on fit, lorsqu’on n’avait que sa raison et son courage pour entreprendre ce que, pour d’autres plus heureux, le temps et les événemens ont d’eux-mêmes accompli ? Tout le monde ne peut se donner des ancêtres dont on n’ait qu’à suivre la trace, et l’on ne met pas à volonté des Hampden dans son histoire. Pour moi, en pensant autant de mal qu’un autre de l’esprit révolutionnaire, je répète, en les généralisant pour toute grande révolution, les paroles que Grattan avait entendues de la bouche de Chatham parlant de la révolution de 1641 : « Il y avait ambition, il y avait sédition, il y avait violence ; mais nul homme au monde ne me persuadera que ce ne fût pas la cause de la liberté d’un côté et de la tyrannie de l’autre. »

Ceci nous amène à la France. Que dire et comment répondre à M. Greg ? Notre pays est à plusieurs reprises l’objet de ses études. Il le suit avec intérêt, avec anxiété, quoique avec peu de sympathie, dans ses épreuves passées. Il pénètre souvent avec sagacité dans ses maux les plus profonds ; il voit parfois avec une merveilleuse justesse les chances les plus redoutables de son avenir. Il ne peut ni en détacher sa pensée ni en concevoir bonne espérance. C’est à notre égard surtout qu’il tombe dans la contradiction que j’essayais de