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tion de Crimée. L’amiral Bruat est certes fort connu en France depuis les affaires de Taïti. C’est un homme d’un commandement simple et facile, d’un esprit plein d’activité, d’une ardeur de courage qui va jusqu’à la témérité, entièrement dominé par le sentiment de la gloire militaire, il aime la guerre pour ses émotions, en devine d’instinct tous les secrets, et il la ferait même au besoin, dit-on, sur terre aussi bien que sur mer. Le chef de la flotte anglaise, l’amiral Lyons, a passé par les affaires : il a été longtemps ministre en Grèce, en Suisse, en Suède ; mais il était trop bon marin pour oublier le métier qu’il avait pratiqué depuis l’âge de onze ans, et dès qu’une grande carrière s’est ouverte, il est remonté sur son vaisseau. Dans ses récentes croisières sur les côtes de Circassie, il s’est montré à la fois entreprenant et industrieux. C’est un homme habile et hardi, très aimé des matelots anglais, ennemi juré des châtimens corporels, commandant de haut, sans vouloir descendre aux détails, — au demeurant un des premiers marins de l’Angleterre. Fort de ce sentiment britannique imperturbable, l’amiral Lyons est allé dans la Mer-Noire avec la pensée bien arrêtée de porter un coup fatal à la marine russe. Pour lui, à vrai dire, c’était là toute la moralité de la guerre. Ainsi chefs et soldats dans les armées alliées sont prêts à agir sur mer comme sur terre. En même temps un corps d’armée turc parti de Varna descend à Eupatoria pour entamer, sous la conduite d’Omer-Pacha, des opérations concertées sans doute avec les généraux alliés. D’un autre côté enfin, par un mouvement aussi juste qu’intelligent, le Piémont vient d’accéder au traité d’alliance des puissances occidentales, et quinze mille Sardes vont prochainement se diriger vers la Crimée. Que si on cherche le sens dernier de tous ces faits, il est évident que les puissances belligérances ne sont nullement disposées à laisser à la diplomatie le soin exclusif de travailler à un dénoûment heureux. Ainsi apparaît donc sous un double point de vue la situation qu’est venue créer le dernier incident. Ici c’est l’adhésion de la Russie aux conditions stipulées à Vienne, et cette adhésion est sans contredit, au premier aspect, un gage de paix qui deviendra d’autant plus sérieux que la Russie aura été plus sincère. Là, c’est la guerre qui se poursuit, et on ne peut disconvenir qu’elle peut déranger singulièrement les combinaisons pacifiques. Ce qui est certain dans tous les cas désormais, ce qui ressort de tous les faits diplomatiques et militaires, de la commotion du continent, de l’attitude générale de la Russie et des moyens qui ont été nécessaires pour venir à bout de cette crise formidable, c’est que la civilisation et la liberté de l’Occident sont en cause, et que l’Europe ne peut plus se retirer de cette lutte sans inscrire dans le traité de paix qui interviendra la consécration souveraine de son droit et la preuve palpable de l’efficacité de son intervention.

L’impression laissée par cet incident, qui est toute l’histoire de l’heure présente, ne semble point avoir été très différente en Angleterre et en France. Des deux côtés du détroit, on a espéré la paix, et on s’est tenu en quelque défiance. Seulement, en Angleterre, ce sentiment très perplexe vient se mêler aux complications d’une crise qui ne cesse point de menacer le ministère, et qui peut éclater ouvertement dans les chambres dès que le parlement reprendra la session interrompue. Le cabinet britannique est fort occupé du soin de son existence d’abord, des vices d’organisation que la guerre a laissé