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acheté en partie l’héritage. Cette histoire résume assez bien l’état où languissaient quelques provinces de la Turquie il y a trente ans environ. Mes propres souvenirs montreront peut-être les mêmes contrées sous un autre aspect. On pourra comparer ainsi l’époque d’Abdul-Medjid à celle de Mahmoud.

Je quittai donc par une froide journée de janvier ma paisible retraite, avec l’escorte de cavaliers sans laquelle il est impossible de voyager en Orient. J’ai dit qu’un jeune frère de Moussa m’accompagnait. Nous avions à traverser, pour atteindre la petite ville de Bajandur, but de notre première étape, le pays autrefois gouverné par le fils d’Osman. Mon compagnon me montrait les lieux où le déré-bey avait battu les troupes impériales, le bosquet où un espion de l’ennemi avait été pendu sous les yeux et par les ordres du chef rebelle, remplacement jadis occupé par les fortifications de Verandcheir, le côté qui avait eu le plus à souffrir de l’artillerie du sultan. Parmi les vieux paysans que nous rencontrions sur la route, il reconnaissait souvent des compagnons de Moussa-Bey. Il me parlait aussi de sa propre captivité, des souffrances qu’il avait endurées, de sa misère actuelle. Enfin, à notre arrivée à Bajandur, où j’allai loger chez le directeur des postes (qui était, lui aussi, un des beaux-frères de Moussa), mon jeune compagnon prit congé de moi : il allait regagner son petit village, campé au faite d’une haute montagne comme l’aire d’un oiseau de proie. Je suivis longtemps des yeux ce jeune homme, né pour la lutte et réduit prématurément à une vie obscure et oisive. C’était un triste spectacle que celui de ce fier montagnard suivant péniblement les détours du chemin sur une jument kurde maigre et chétive. Le costume du jeune cavalier contrastait d’ailleurs avec ce qu’il m’avait dit de sa pauvreté : son turban vert, son riche manteau d’Alep en laine blanche tissue d’or et d’argent annonçaient en lui le descendant d’une noble race. Je regrettai un moment de n’avoir pas le pinceau de Decamps pour fixer sur la toile cette fière et sauvage figure.

Je n’ai rien à dire de Bajandur : mais à Tcherkess, où je m’arrêtai le lendemain matin, je rencontrai un type de la société orientale qui contrastait singulièrement avec mon compagnon de la veille. C’est par mes hôtes que je voudrais faire connaître l’Orient. La vie domestique est un des aspects les moins connus de la civilisation musulmane, un de ceux que j’ai pu le mieux étudier.

J’allai descendre à Tcherkess chez un muphti que j’avais guéri quelques mois auparavant d’une fièvre intermittente, et qui m’attendait les bras ouverts. On a tant parlé de l’hospitalité orientale, que je m’abstiendrais volontiers d’entamer ce chapitre, si, tout en en parlant beaucoup, on n’en avait parlé fort mal. J’ai lu par exemple