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pensée, et j’ai brûlé les pieux de toutes mes tentes plutôt que de m’assujettir à respirer la fumée obtenue par ces charbons animaux.

Notre hôte de Kircheir nous présenta un de ses amis qu’il avait institué maître des cérémonies pour l’occasion. C’était un Arabe d’Alger, qui se considérait comme Français et se disait au courant de nos usages. Le fait est qu’il avait complètement dépouillé la réserve et la gravité orientale, et que ses compatriotes d’Asie le prenaient pour un modèle des bonnes manières d’Europe. Il entra en riant aux éclats, se frottant les mains, branlant la tête et se trémoussant de toutes ses forces. « Je suis Français, disait-il en arabe ; madame (s’adressant à ma fille), mademoiselle (s’adressant à moi), je suis Français (toujours en arabe) et votre serviteur. Voulez-vous de l’eau-de-vie ? — et il tira une bouteille de dessous son bras, — commandez, disposez de moi et de tout ce qui m’appartient. » Et il continua sur ce ton, portant souvent la bouteille à sa bouche, faisant claquer sa langue à chaque fois qu’il l’en retirait, se renversant sur le divan, levant ses jambes au-dessus de sa tête, exécutant toutes les folies naturelles à un homme ivre qui se croit tout permis, sous le prétexte qu’il est Français parmi des Turcs. Mes compagnons de voyage finirent par le mettre à la porte, ce dont il ne s’offensa nullement, mais ce qui ne laissa pas de causer quelque étonnement à son ami, notre hôte, qui croyait nous avoir amené un de nos semblables, et qui mettait toutes ses incongruités sur le compte des manières de l’Occident.

Je ne sais en vérité ce qui a pu déterminer tant d’illustres personnages à venir mourir dans une ville aussi peu considérable que Kircheir, dont le nom même ne se trouve sur aucune carte. Quel que soit le motif de cette étrange préférence, toujours est-il que cette ville est peuplée, entourée de tombeaux. La plupart de ces tombeaux sont des mosquées ; quelques-uns consistent en une espèce de chapelle ou de dôme, auquel on parvient par un escalier extérieur, et sous lequel reposent les cendres du mort. L’un de ces monumens est une œuvre véritablement admirable aussi bien par l’immensité des proportions que par la majesté de la forme, la richesse et l’élégance des détails. C’est une grande salle à douze faces, dont chacune ouvre sur une chambre aux murs entièrement recouverts d’un émail bleu de ciel. Ces douze chambres ou cellules étaient jadis occupées par un nombre égal de derviches, chargés de veiller et de prier sur le tombeau. À côté de l’édifice s’élance un minaret parfaitement conservé en terre cuite, d’une teinte plus pâle que nos briques, entremêlée d’émail bleu, qui sur ce fond d’un gris rougeâtre est d’un effet charmant. Des inscriptions couvrent la partie supérieure des murs du monument, mais elles sont placées à une trop grande hauteur pour qu’il soit possible de les examiner ni de les copier sans le