Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/513

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ainsi que le jeune officier saluait ces montagnes où on l’envoyait en exil ; il avait immédiatement senti que ce serait là la patrie de son imagination. Enrégimenté dans les bataillons du Caucase, il est libre par la grâce souveraine de la poésie. Au milieu des expéditions ou dans les loisirs des camps, une seule chose l’occupe tout entier, les merveilles de cette nature altière et le spectacle plus émouvant encore de l’énergie humaine. La cause particulière dont il est le soldat le laisse assez indifférent ; mais il aime ces races de montagnards adighés, kabardiens, tcherkesses, et il s’attache à les peindre dans leurs fières attitudes, comme il peint le tigre et le lion royal errant sur les pentes des ravins. Après trois ans de séjour au Caucase, Lermontof publiait un volume de vers à Saint-Pétersbourg, et la patrie de Pouchkine comptait un poète de plus.

Ce qui avait frappé tout d’abord dans ce recueil de 1840, c’était, au dire des critiques russes, une langue mâle, souple, sonore, et une merveilleuse précision de dessin. Les tableaux de la nature n’avaient pas encore été reproduits dans ce jeune idiome avec une vigueur si sûre d’elle-même. C’étaient bien là les émotions de la vraie poésie, des caractères héroïques et simples, une scène grandiose, la vie avec ses enchantemens et ses combats, la majesté des soleils levans, l’horreur des nuits d’orage, les mugissemens des grands fleuves, et toutes, les voix de ces montagnes où semble retentir encore la plainte du Prométhée d’Eschyle. Qu’importe que la censure eût arraché mainte page à l’œuvre du poète ? Il restait assez de vie dans ces vers mutilés pour que les lecteurs d’élite comprissent tout ce qu’on devait attendre "d’une telle inspiration. Laissez-le grandir, disait plus d’un bon juge ; que sa pensée se fortifie et se calme, que son imagination s’assouplisse, la littérature nationale grandira avec lui, et une véritable action morale sera exercée un jour par ce chantre d’un monde héroïque. L’année suivante, Lermontof était mort. Frappé en duel comme ce Pouchkine dont on le proclamait l’héritier, il n’avait pas eu le temps de mûrir les dons qu’il avait reçus. Il laissait les œuvres de sa jeunesse, de dramatiques récits, des ébauches vigoureuses, des scènes et des fragmens splendides ; l’œuvre plus belle de son âge mûr, entrevue déjà comme un espoir prochain à travers ces premières pages, venait de mourir avec lui.

La douleur fut profonde en Russie chez tous ceux qui s’intéressent aux choses littéraires et qui souhaitent à leur patrie une poésie originale. De toutes parts on exprimait le désir que les œuvres éparses de Lermontof fussent rassemblées avec soin, et que la nation, en apprenant ce qu’elle avait perdu, pût goûter aussi ce qu’elle possédait. Un éditeur de Saint-Pétersbourg, nommé Glasunof, s’empressa de répondre