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lui un attrait purement brutal, et qu’il fait une médiocre différence entre les émotions de la bataille et la fièvre du lansquenet ; mais non, il triomphe de ce mauvais instinct, il est frappé avant tout du déploiement de l’énergie morale. De là des contradictions éloquentes, lorsque, voyant les facultés de l’homme se transfigurer dans ce suprême essor, il se demande à quoi bon ces prodiges de courage, de sang-froid, de loyauté, d’intelligente audace, et finit par maudire la guerre, dont il voulait chanter les louanges. Je trouve ces sentimens exprimés avec force dans le tableau de bataille intitulé Valérik, C’est une toile pleine de mouvement et de bruit. Pendant que Lermontof et ses soldats sont au camp, les murides de Shamyl se jettent sur eux à l’improviste ; on court aux armes, on poursuit l’ennemi de buisson en buisson, et bientôt on donne dans un piège ; les Tchetchens, qui semblaient fuir, enferment les Russes dans un cercle de fer et de feu. Quel combat ! quel acharnement silencieux ! que de coups terribles donnés et reçus ! A peine a-t-on le temps d’envelopper dans son manteau ce capitaine qui va mourir. Des épisodes touchans ou sinistres se croisent sur ce théâtre avec la rapidité de l’éclair, et tout cela se reproduit dans l’œuvre du poète avec une précision magistrale. « Quel est ce lieu où nous sommes ? demande Lermontof à un Tartare au moment où les Tchetchens vaincus laissent les Russes ensevelir leurs camarades. — C’est Valérik, dit le soldat, un nom de notre langue qui signifie le ruisseau de la mort. »

Le plus souvent ce sont des légendes ou bien des histoires circassiennes que recueillera Lermontof. La matière poétique ne manque pas dans les annales du Caucase ; le poète interrogera ses guides, il ira lui-même visiter les aouls, et la tradition revivra dans ses vers. Initié comme il l’est à la vie des tribus, ce sera assez pour lui d’une simple indication. Un drame s’est accompli l’autre jour dans un aoul tcherkesse. Lermontof en devine les détails, et les personnages se redressent devant lui avec leurs passions et leurs crimes. Tel est ce drame de Hadschi-Abrek, comparable, pour la précision, pour la rapidité, pour l’effrayante logique des sentimens, au Mateo Falcone de M. Prosper Mérimée. La scène se passe à Dschemmat, dans le Daghestan, chez une peuplade invincible qui jamais n’a payé de tribut à un maître, et ne s’est pas même soumise à Shamyl. « Sa mosquée, c’est le champ de bataille ; ses remparts, c’est l’acier des poignards et le cœur des hommes. Les enfans de Dschemmat sont renommés d’un bout à l’autre du Caucase, et quand l’un d’eux a visé la poitrine d’un Paisse, jamais il n’a manqué son but. » Or le soir est venu, la nuit tombe, et, réunis encore sur la place, tous les montagnards de l’aoul écoutent religieusement un des leurs. Est-ce un conseil de guerre ? est-ce un plan d’attaque ? va-t-on surprendre les Cosaques à