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la faveur de la nuit ? Non, c’est un vieillard qui se lamente, un pauvre vieillard à qui un chef tchetchen a enlevé sa fille Leïla. « Ayez pitié de moi, cavaliers de Dschemmat ! Vous êtes les plus vaillans fils du Caucase ; faites justice, faites-moi rendre ma fille. L’un de vous connaît-il Bulat-Bey ? C’est Bulat-Bey qui l’a enlevée de mes bras. » A ce nom, un des jeunes cavaliers a tressailli. « Je le connais, s’écrie-t-il, compte sur moi. Jamais Hadschi-Abrek n’est monté en vain sur son cheval. Attends-moi ici pendant deux jours et deux nuits ; si tu ne me vois pas revenir à l’heure convenue, n’attends plus davantage et prie le prophète pour mon âme. » Celui qui parle ainsi avait un ftère qui a été tué lâchement par Bulat-Bey ; s’il n’a pas encore tiré vengeance du crime, c’est qu’il épie une occasion de rendre à l’assassin tout le mal qu’il a souffert. Hadschi-Abrek n’est pas parti pour rendre une fille au vieillard, il est parti pour assassiner Leïla. L’arrivée d’Hadschi-Abrek dans la demeure de Bulat-Bey, la joie de la fille infidèle quand elle reçoit des nouvelles de son père, le trouble de Hadschi à la vue de cette belle jeune femme, l’hésitation qui retient son bras prêt à frapper, puis l’exécution de la vengeance et le retour du meurtrier rapportant au vieillard la tête sanglante de son enfant, tout cela compose une série de scènes émouvantes et horribles. Vous voyez quelle est l’impartialité du peintre, il ne songe pas à dissimuler la férocité de ses héros ; c’est bien la barbarie qui s’agite sous nos yeux, et parmi ces tribus du Caucase on sent qu’il reste encore plus d’un fils d’Attila.

N’oublions pas toutefois que dans cette variété innombrable de peuplades il y a place pour des natures très différentes. Auprès des arrière-neveux du chef des Huns, à côté de ces débris des migrations barbares, la science ethnographique signale aisément des races plus douces, venues de l’Orient méridional. La poésie du Caucase n’est pas toujours une poésie féroce, on trouve aussi chez maintes tribus cette physionomie plus noble et ces mœurs élégamment fastueuses qui sont comme le reflet lointain d’une civilisation meilleure. L’Orient dans sa grâce voluptueuse et hautaine, l’Orient de lord Byron, apparaît çà et là au milieu de ces déserts, et la sagacité du poète n’a négligé aucun aspect de son tableau. Ismaïl-Bey, qui retrace un de ces drames plus élevés, est certainement une des excellentes compositions de Lermontof. C’est toute une longue histoire de guerre et d’amour. Proscrit par des luttes intestines, un jeune chef tcherkesse, Ismaïl-Bey, a trouvé un asile chez un Lesghe du Daghestan, et la fille de son hôte, la belle lesghienne Sara, s’est prise d’amour pour le noble étranger. Bientôt cependant les cris de guerre qui ont retenti jusqu’à lui ramènent Ismaïl auprès de ses frères d’armes. « Ne pars pas ! lui dit Sara, les mains jointes ; reste ici, reste auprès de mon