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Est-ce ton caftan de velours qui n’est pas assez fin ? est-ce ta casquette de zibeline qui n’est pas assez belle ? Manques-tu d’argent ? Ta bourse est-elle vide ? Ton épée d’acier est-elle ébréchée ? Est-il arrivé malheur à ton cheval, ou bien as-tu reçu quelque blessure aux luttes de la Mosqua ?

« — Non, dit Kiribéjevitch secouant sa tête chevelue, non, ce ne sont pas les luttes de la Mosqua qui causent ma douleur ; je n’ai pas de dettes, je n’ai pas besoin d’argent, mon vaillant cheval de la steppe se porte bien, mon épée brille comme une glace transparente, et aux jours de fête, grâce à tes dons, ô tsar, je ne suis pas plus mal vêtu qu’un autre. Mais écoute, écoute ce qui me rend triste :

« Fièrement assis sur mon cheval rapide, j’allais aux bords de la Mosqua, j’allais aux courses où rivalisent d’ardeur les pieds rapides des chevaux ; une ceinture de soie serrait mon riche caftan, et j’avais sur la tête ma casquette de velours garnie de zibeline noire. Devant les portes des maisons se tenaient maintes jolies filles, les joues colorées d’un sang jeune et frais, toutes joyeuses et folâtres, et jetant des éclats de rire sonores. Une seule, une seule d’entre elles ne babille pas gaiement avec ses compagnes ; elle reste enveloppée dans son voile aux raies bigarrées.

« Dans toute la sainte Russie, notre mère, on chercherait en vain une beauté qui lui soit comparable. Quand elle marche, elle semble portée par les eaux ; on croirait voir nager un cygne. Son regard est doux comme le regard de la colombe. Sa voix est pure comme le chant du rossignol. Ses joues brillent, fraîches et roses, comme les clartés du matin dans le ciel de Dieu. Sa longue chevelure se déploie en tresses d’or gracieusement attachées avec des rubans clairs, elle se déroule sur son cou, sur ses épaules, et caresse sa blanche poitrine arrondie… C’est la fille d’un marchand ; elle s’appelle Alona Dimitrevna.

« Quand je la vois, je ne suis plus moi-même. Mes bras vigoureux pendent languissans à mes côtés, mon regard perçant se trouble, et je suis tout honteux, ô tsar orthodoxe ! je suis tout épouvanté de sentir tomber ainsi mes forces et mon courage. Je n’ai plus de goût pour rien, ni pour mon cheval de la steppe, mon beau cheval aux pieds rapides, ni pour les vêtemens de velours, ni pour l’or et l’argent. Avec qui partager mon or et mon argent ? Devant qui faire briller mon audace ? devant qui me pavaner avec mon caftan de velours ?

« Laisse-moi m’enfuir au loin, là-bas, dans le pays des steppes, pour y vivre à la façon des Cosaques. Là, bientôt ma tête, où mugit l’orage, ornera la lance d’un musulman ; là, mon vaillant cheval, et mon épée tranchante, et aussi ma selle circassienne, seront la proie du Tartare. Le vautour dévorera mes yeux, la pluie lavera mes os, et mon corps privé de sépulture livrera sa poussière à tous les vents…

« Ivan Vassiljevitch lui répond en souriant : — Ton mal, mon loyal serviteur, ton mal et ta tristesse peuvent aisément se guérir. Prends mon anneau où brille un rubis, prends aussi ce collier d’ambre ; cherche ensuite une courtière de mariage qui soit fine et adroite, et envoie ce précieux cadeau de noces à ta chère Alona Dimitrevna. Si l’offre lui agrée, les noces auront lieu bientôt ; si elle refuse, sache en prendre ton parti.