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Et les méchantes voisines qui m’ont vue ! ô Dieu ! je suis pour jamais déshonorée !… Oh ! ne m’abandonne pas, n’abandonne pas ta loyale épouse aux propos et aux mépris des méchans ! qui donc, si ce n’est toi, qui donc me viendra en aide ? Orpheline, je suis seule dans le monde immense. Mon vieux père est couché depuis longtemps dans la tombe humide ; ma mère dort à ses côtés ; l’aîné de mes frères, tu le sais, a disparu dans les contrées lointaines, et le plus jeune est encore un enfant qui ne saurait se passer de mes soins.

« Ainsi se lamentait Alona Dimitrevna, et elle versait des larmes amères.

« Stephan Paramonovitch envoie chercher ses deux jeunes frères. Les deux jeunes frères arrivent, ils saluent Stephan et s’adressent à lui en ces termes : — Parle, qu’y a-t-il ? t’est-il arrivé un malheur, pour que tu nous fasses quérir si tard au milieu de la nuit orageuse ?

« — Oui, frères, un ; malheur m’est arrivé, à moi et à toute ma famille. L’honneur de notre maison a été souillé par un serviteur du tsar, par Kiribéjevitch… Oui, il m’est arrivé un malheur que ne peut supporter mon âme, un malheur qui pèse trop lourdement sur mon cœur accablé. Demain, lorsque commenceront les luttes solennelles de la Mosqua en présence du tsar, je lutterai avec le garde du corps Kiribéjevitch… Ce sera une lutte terrible, une lutte à mort. S’il me tue, ne renoncez pas à la vengeance ; invoquez la Vierge très sainte. Vous êtes plus jeunes, plus vigoureux que moi, et moins de péchés pèsent sur vous ; Dieu sera votre force et votre salut.

« Les frères lui répondent : — De quelque côté que souffle le vent sous la voûte du ciel, les nuages obéissans le suivent, et quand l’aigle appelle les aiglons au festin des champs de bataille, tous les aiglons prennent leur vol avec l’aigle. Tu es notre frère aîné, tu es notre second père ; fais ce qui te semblera juste, décide toi-même, décide tout seul ; nous t’obéirons fidèlement, nous ne t’abandonnerons pas ! »


III.

« Au-dessus de Moscou à la tête d’or, au-dessus des blanches pierres du Kremlin, derrière les forêts lointaines et les cimes bleues des montagnes, — dorant déjà les toits blancs des maisons et divisant les nuages humides et sombres, — flamboie la lumière de l’Aurore. Elle peigne en souriant sa chevelure d’or, elle lave son visage dans la blanche neige, et pareille à une belle jeune fille qui se contemple dans un miroir, elle jette à la terre du haut des cieux un regard de complaisance. Dis, ô belle Aurore, quel désir t’a éveillée ce matin ? à quelle scène joyeuse es-tu venue assister ?

« Déjà les hardis lutteurs moscovites sont en marche vers la ville, déjà ils se rassemblent sur la glace épaisse qui couvre la Mosqua, et déjà s’approche le tsar terrible, le tsar orthodoxe, avec ses boyards et ses gardes. Il fait déployer une chaîne d’argent ornée d’or, avec laquelle on entoure un espace libre de vingt-cinq sashèn[1] destiné aux lutteurs. Puis Ivan Vassiljevitch ordonne de lire la proclamation à haute voix : « — Allons ! au combat, hardis compagnons ! Pour divertir notre père, le tsar terrible, allons, entrez dans

  1. Sashèn, l’aune de Russie.