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tombe que ne décore aucun nom. Beaucoup de braves gens passent auprès du monument lugubre ; quand c’est un vieillard, il fait un signe de croix ; quand c’est un jeune garçon, il y jette un regard de fierté ; quand c’est une jeune fille, son œil devient humide ; quand c’est un chanteur, il chante un chant mélancolique.

« Allons, chanteurs, jeune et vaillante race, encore, encore un chant ! Si le commencement était bon, que la fin soit bonne aussi ! Avant de terminer le poème, rendons hommage à qui hommage est dû : gloire donc au magnanime boyard, gloire à la belle boyarine, et gloire à tout le peuple orthodoxe ! »


C’est à une œuvre d’art de s’expliquer elle-même. Ne pensez-vous pas que ce poème du hardi marchand Kalachnikov s’empare vivement de l’imagination, et révèle chez le jeune maître un incontestable progrès ? On sentait trop souvent, dans ses meilleures peintures du Caucase, l’irritation de l’exilé et l’amertume du misanthrope. Rien de pareil dans ce tableau du XVIe siècle ; le peintre est sûr de lui-même, et il reproduit ses modèles avec une impartialité magistrale. Les sympathies du poète aussi bien que celles du lecteur sont assurément pour ce marchand de Moscou qui comprend et pratique si vaillamment son devoir ; mais le jeune garde du tsar obéit trop naïvement à sa passion pour devenir un personnage odieux. Il n’y a pas là, en un mot, trace de déclamation ; il n’y a pas un de ces faciles contrastes qui eussent tenté une imagination vulgaire, le contraste du marchand et du soldat, du plébéien et du seigneur. Ce sont deux hommes, l’un que sa passion aveugle, l’autre qui défend son droit, et qui sont là, l’un en face de l’autre, dans toute la plénitude des sentimens qui les animent. La justice du tsar est révoltante à coup sûr, et pourtant avec quelle tranquillité, avec quelle résignation sans effort elle est acceptée par cet homme qui n’a fait que venger son honneur ! Ce trait de mœurs est toute une peinture de l’époque. Quelques tableaux comme celui-là nous auraient fait pénétrer dans le mystère des annales russes, et le poète nous eût mieux expliqué que tous les historiens officiels le règne de ces terribles chefs qui, aux XVe et XVIe siècles, gravèrent si profondément dans les cœurs le respect superstitieux du maître. Ce que la nouvelle école moscovite accomplit pour la peinture du présent, ce qu’ont fait Nicolas Gogol, le comte Solohoupe et Alexandre Hertzen, dans leurs tableaux des mœurs contemporaines, Lermontof semblait appelé à le faire pour la Russie des premiers âges. C’eût été une littérature vraiment russe, sans imitation de l’Occident, sans mélange de Byron ou de Goethe, et l’on aurait vu l’auteur d’Hadschi-Abrek retrouver dans les annales de son pays cette barbarie héroïque qu’il avait vue à l’œuvre et observée d’après nature chez les montagnards du Caucase.