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III.

Si j’ai réussi à donner une idée exacte des écrits de Lermontof, on conçoit tout ce que la littérature russe devait attendre d’une inspiration si riche et si puissante. Le poète d’Ismaïl-Bey et du Démon avait cependant bien des progrès à faire, car ces vigoureux instincts que j’ai signalés chez lui ne s’étaient pas encore dégagés, il s’en faut bien, des mauvaises influences de son temps et de son pays. Il y a deux sortes de barbarie dans le monde russe, l’une franche, loyale, sincère, la barbarie du Tartare, du Cosaque, du paysan, du boyard même, de tous ceux enfin qui gardent avec orgueil le vieux nom de Moscovites, — l’autre hypocrite et prétentieuse, une barbarie revêtue d’un vernis d’élégance, la barbarie qui a surtout emprunté à la civilisation des raffinemens de jouissance et de ruse. Lermontof avait instinctivement horreur de cette barbarie civilisée ; il nous l’a dit assez clairement lui-même, c’est là ce qu’il maudissait dans son pays, et c’était pour s’arracher à ce spectacle odieux qu’il conduisait son imagination au milieu des peuples du Caucase ou des Moscovites du XVIe siècle. À la barbarie raffinée il opposait fièrement la barbarie héroïque. C’était pour lui le retour à la nature. et il pensait sans doute qu’une fois ramenés à ce point de départ, les esprits, en se développant, suivraient une route meilleure. Telle était, si je puis ainsi parler, la philosophie sociale de Lermontof, et pourtant cette barbarie civilisée, qu’il considérait comme la honte et le fléau de son pays, il n’avait pas su lui-même en secouer le joug. Je range sous ce nom ces passions ardentes, furieuses, si fréquentes dans la société russe, le mélange de la violence des mœurs et de la hauteur aristocratique, l’union du gentilhomme et du Tartare. La fièvre du jeu, la poursuite des succès mondains, les irritations d’un amour-propre prêt à devenir féroce, des rivalités implacables, et tout cela chez des esprits entiers dont Mme de Staël disait qu’un désir. russe ferait sauter une ville, voilà quelques-unes des passions où éclate cette barbarie dont je parle. Pouchkine les avait, ces passions, sous la forme véhémente et fantasque qu’elles prennent si aisément. en Russie, et elles ont fait son tourment et sa mort. Lermontof aussi en a été victime.

Je trouve dans les vers que j’ai sous les yeux bien des traces de ces dispositions contre lesquelles se révoltait le généreux poète ; je les trouve surtout dans un roman qui semble la confession même de Lermontof, et qu’il a intitulé le Héros de notre Temps. Au simple point de vue littéraire, le livre contient de belles parties. L’histoire de Bela, si habilement traduite il y a quelques années par M. Varnhagen