Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/566

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

différens par la contrariété du fond ! Et aussi il faut avouer que jamais matière plus abondante ne fut préparée pour faire éclater la diversité des jugemens humains. Les sophistes grecs, qui se faisaient fort de plaider les deux côtés de chaque question avec le même feu d’éloquence et la même valeur de raisons, qu’auraient-ils dit si un aussi riche sujet de contrastes et de parallèles leur était tombé en partage ! Les désordres de l’ancien régime en regard des massacres de septembre, le bon plaisir de la cour et le despotisme de la hache ou du sabre, les maux de la décadence monarchique et ceux de l’instabilité révolutionnaire, les avantages de la tradition et le bienfait des réformes, — tous ces contrastes que la révolution de 89 met en présence et en opposition semblent faits pour fournir des alimens à d’interminables joutes d’éloquence et de logique. La Providence même parait avoir goût à prolonger cette lutte, car elle ne se hâte guère de prononcer entre les concurrens, et nous fait terriblement attendre son jugement. M. de Carné, sans avoir la prétention de le devancer, a eu le courage de rentrer dans cette arène confuse. En passant en revue, dans une série d’études dont nos lecteurs n’ont assurément pas perdu le souvenir[1], la suite de nos tentatives et de nos déceptions politiques depuis 1789, il a entrepris de faire, à chaque époque et pour chaque parti, le compte rigoureux du bien et du mal. Il n’écrit ni pour ni contre cette mystérieuse révolution, qu’il compare lui-même, au début de son livre, au sphinx de la Grèce, dont la nature à double sexe n’était guère moins énigmatique que les problèmes qu’il proposait. Il se refuse absolument à donner nulle part une appréciation générale et positive sur la révolution française prise en masse. Il est aussi sobre d’anathèmes que d’enthousiasme. « Il n’est pas vrai, dit-il, que la révolution française soit maudite du ciel, pas plus qu’il n’est vrai qu’elle ait porté à la terre un Evangile nouveau… Distinguer les idées et les dates au lieu de les confondre, signaler le bien à côté du mal et le mal à côté du bien, faire pour la crise ouverte depuis soixante ans la part de l’inspiration chrétienne dans sa fécondité, et du rationalisme dans son impuissance, c’est là une œuvre difficile et délicate ; mais je l’ai estimée tellement utile en ces temps-ci, que je n’ai pas hésité à l’entreprendre ou tout au moins à l’ébaucher. » Tel est le programme du livre de M. de Carné, également éloigné, comme on le voit, des partis-pris systématiques de certains historiens de la l’évolution française, des complaisances molles et banales de certains autres. On voit aussi par là combien il soulève

  1. Voyez la série sur la Bourgeoisie et la Révolution française, dans les livraisons du 15 février, 15 mai, 15 juin, 15 novembre 1850, 1er janvier 1851, 15 mai et 1er juin 1852, 15 mars et 1er mai 1853.