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Carné, dans la période napoléonienne une époque de liberté et une époque d’oppression, des espérances de gouvernement représentatif aboutissant à des effets réels de pouvoir absolu. Tout est plus conséquent et plus uni dans cette grande époque. Napoléon ne fut jamais un souverain constitutionnel placé à la tête d’institutions politiques ; il fut un dictateur choisi pour la plus grande gloire militaire et la plus grande prospérité civile du pays. Comment donc expliquer le retour d’opinion qu’on remarque entre les deux époques extrêmes de son règne, — la popularité de ses premières années, la sourde et silencieuse impopularité des dernières, — le soulagement de la nation quand il apparut, et sa fatigue quand il tomba ? La plus simple des interprétations serait sans doute d’attribuer tout ce changement à l’inconstance naturelle de la nation française ; mais il en est une plus profonde et non moins aisée à saisir. Il arriva à la France, au commencement du XIXe siècle, ce qui a été souvent le sort des nations, lorsque, toutes préoccupées de leurs libertés civiles, elles négligent la précaution ou prennent le dégoût des libertés politiques : c’est de voir rapidement menacer leurs biens mêmes, dont la préoccupation exclusive lui a fait tout sacrifier. Les libertés civiles sont des libertés désarmées dont les institutions politiques sont les défenses naturelles et nécessaires. Quand elles laissent tomber les fortifications qui les couvrent, les libertés civiles restent à la discrétion du bon sens, toujours facile à troubler, des fantaisies, toujours promptes à s’égarer, d’un seul homme. À l’époque dont nous parlons, ce fut celui-là même sur qui la nation s’était reposée pour consacrer et défendre tous les droits civils fondés par la révolution qui finit par les compromettre tous ; ce fut l’auteur du concordat qui jeta en prison des évêques pour avoir voulu rester fidèles à la suprématie du saint-siège ; ce fut le protecteur du commerce qui l’enserra dans le cercle de fer du blocus continental ; ce fut le législateur du code civil qui rêva je ne sais quelle reconstruction de l’empire féodal de Charlemagne ; ce fut le pacificateur d’Amiens qui attira la coalition tout entière dans la capitale. Une fois de plus alors, comme aux derniers jours de l’ancien régime, le défaut d’une institution politique quelconque se révéla, et ce furent les intérêts civils eux-mêmes qui en sentirent le plus amèrement le besoin, qui en exprimèrent le plus hautement le regret, tant il est vrai que dans ce train de guerre, qui fait la vie des sociétés humaines, toute possession, pour durer, doit tenir un peu de la conquête, et que l’on ne peut jouir que de ce que l’on sait défendre. Les intérêts civils sont des troupeaux timides qui ne demandent qu’à brouter l’herbe paisiblement, et à aller se désaltérant dans le courant de l’onde ; mais, pour contenter ce vœu