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nous sommes si habitués à les voir se produire, que nous ne songeons pas à les examiner ; à force d’être témoins des effets, nous croyons comprendre les causes. Il n’en est rien cependant, et la plupart des hommes passent leur vie au milieu d’un monde inconnu. Interrogez-les sur les faits les plus ordinaires, demandez-leur ce que c’est que la respiration ou la combustion, ce qui se produit lorsque les couleurs d’une étoile pâlissent au soleil, quand le beurre rancit, quand le vernis des tableaux se sèche ou quand le fer se rouille : vous n’obtiendrez le plus souvent que des réponses vagues et contradictoires. Rarement on vous dira qu’une même cause détermine tous ces phénomènes ; à peine se doute-t-on qu’il y ait une science qui les explique, et qui nous apprend à vivre dans ce monde autrement que les personnages des Mille et Une Nuits dans les palais des génies. La science ne naît qu’au moment où le doute s’élève, où l’on commence à voir que l’on ne comprend pas. C’est ce doute que nous voudrions susciter dans l’esprit, non-seulement des gens qui ignorent toute chimie, mais de ceux même qui professent superficiellement et appliquent empiriquement les théories vulgaires des manuels pratiques.

Il faut bien se persuader que tous ces phénomènes dont nous sommes les témoins habituels ne sont pas aussi simples qu’on se l’imagine, pour comprendre quelle est l’importance et la difficulté des principes de la science, et de quels débats, de quelles innovations peut être le théâtre ce qu’on a nommé la philosophie chimique. Les livres qui en traitent ne sont guère lus que par les savans, et, on doit l’avouer, ne sont guère intelligibles que pour eux. La facilité et la clarté du langage chimique sont telles qu’il est difficile de ne pas l’employer. De là une apparence technique et pédantesque qui effraie même des gens d’esprit, et les traités qui renferment souvent des vues élevées, des théories où brille toute la sagacité de l’intelligence humaine, restent confinés dans les écoles, et passent aux yeux du monde pour des recueils de recettes empiriques et de formules compliquées, analogues pour l’intérêt au Codex des pharmaciens ou au Cuisinier royal.

C’est du reste une chose toute moderne que la philosophie de la chimie. Jusqu’au commencement du XVIIIe siècle, la science à laquelle on donnait ce dernier nom était à peine une science, c’est-à-dire un ensemble de principes généraux appliqués à un ordre de phénomènes déterminé. Stahl le premier imagina une théorie qui eut quelques bons résultats, c’est la théorie du phlogistique. Elle était fausse, il est vrai, mais c’était une théorie, c’était un essai de classification, et dans le désordre que présentait la chimie, cette tentative se recommandait déjà par une incontestable utilité. Bientôt d’ailleurs