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que le canot du sauvage et l’échange en nature des sociétés barbares. C’est un mérite qui est tout à fait propre à l’Angleterre, et qu’on ne saurait assez lui reconnaître, car elle a constaté ainsi que nous ne sommes pas aussi déshérités que nous paraissons l’être, et que, si nous le voulions, nous pourrions, sans tomber dans l’admiration des monstruosités, échapper à ce réseau de vulgarités qui nous enserre de toutes parts.

Les aventures du capitaine Théodore Canot sont certainement très amusantes, et néanmoins les pensées que nous venons d’exposer n’ont cessé de nous tourmenter pendant toute notre lecture et de nous gâter une partie du plaisir qu’elle nous procurait. Bon gré, mal gré, la conscience proteste. Le métier de marchand d’esclaves est certes très aventureux, les mœurs de ces populations nègres, — Mandingues ou Foullahs, — sont fort divertissantes, et paraîtront telles, nous l’espérons. Pourquoi donc tout ce grotesque nous inspire-t-il la plus profonde tristesse ? Les trafiquans sont gens fort curieux pour le moraliste ; il est impossible d’arriver à plus de sans-façon dans la cruauté, à plus de sans-gêne dans l’immoralité. Il est évident que jamais les remords ne les tourmenteront et ne les ont tourmentés, et qu’ils accomplissent leurs crimes plaisans avec une parfaite sécurité de conscience. La population dont ils abusent est extrêmement comique. Le vice, le crime, les bas instincts de l’humanité, qui sont partout des choses fort laides à contempler, prennent chez elle les formes les plus bouffonnes : la promiscuité, le vol, le meurtre, gambadent à la manière des singes, l’ont des grimaces et tirent la langue comme des enfans mal élevés. Oppresseurs et opprimés sont également dépourvus de tout sentiment moral. Les oppresseurs n’ont jamais songé à leur infamie ; les opprimés n’ont jamais songé à mettre en question la légitimité des abus dont ils souffrent. On ne rencontre jamais, ni chez les uns, ni chez les autres, une velléité ou un commencement de réflexion. Le monde moral est parfaitement voilé, et ne laisse tomber aucun de ses rayons sur ces horribles populations. N’y a-t-il pas là de quoi motiver bien des tristesses ? Lire trois cents pages très compactes, où n’apparaît aucun des sentimens humains, trois cents pages gonflées de descriptions, de détails, de tableaux qui pourraient facilement trouver leur place dans un livre d’histoire naturelle, — quel supplice et quelle horreur ! Je ne sais qui a dit qu’il donnerait un brevet de mauvais cœur à celui qui ne lirait toute sa vie que des parodies, et le mot est profondément juste. Nous aussi, nous donnerions un brevet du même genre à celui qui nous dirait qu’il a pu lire sans tristesse les horreurs bouffonnes et les divertissantes immoralités dont ce livre est rempli.

Ces superstitions, ces fétiches, cette exploitation, bien réelle cette