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intellectuel que rien ne venait troubler, tout semblable à une voluptueuse bête fauve blottie dans une tanière choisie, tapissée de mousse fraîche et ornée de fleurs éclatantes. La volupté et la richesse n’avaient point engendré chez lui l’insolence du nabab indien ou la férocité froide et despotique du chef asiatique opulent ; elles avaient engendré cette chose qui semble propre à l’Afrique, la bestialité, et cette espèce d’hébétement crapuleux qui suit l’abus des plaisirs purement physiques. Tel était Mongo-John, le plus riche marchand de Dangalang, premier échantillon des mœurs africaines offert aux regards de Théodore Canot, qui put l’étudier tout à loisir, car il entra immédiatement dans sa maison en qualité de secrétaire et de commis.

Mongo-John reçut Théodore avec toute la politesse d’une brute, l’invita à dîner, à boire et à visiter son harem ; mais les nombreuses bouteilles vidées ne permirent pas au mongo de pousser la politesse jusqu’au bout : il s’endormit avant la fin du repas, et Canot profita de ce sommeil pour visiter seul le harem. Il essaya discrètement de contempler sans être surpris le troupeau bigarré de négresses, de mulâtresses et de quarteronnes qui composaient le serait d’Ormond. Une jeune mulâtresse coquettement coiffée d’un turban, et qui, ainsi que l’apprit plus tard Canot, occupait le numéro deux dans les affections d’Ormond, aperçut le curieux et le désigna à ses compagnes, qui aussitôt se levèrent, s’élancèrent vers lui avec l’agilité de jeunes singes et se mirent à parler toutes à la fois comme une bande de perruches. Désireuses sans doute de fêter la bienvenue de l’étranger, elles exécutèrent devant lui leurs danses nationales au son du tam-tam. Canot, échauffé par le vin et étourdi peut-être aussi par la bizarrerie de ce spectacle, voulut rendre à ces dames politesse pour politesse. Saisissant la plus jolie de toutes les négresses et semi-négresses qui égayaient ses regards, il l’entraîna dans une valse qui se termina à sa honte et à celle du sérail tout entier par l’apparition du mongo, que le bruit des rires et de l’éclatante musique du tam-tam avait réveillé. « Par Jupiter ! don Théodore, s’écria-t-il, vous flairez les cotillons aussi bien qu’un limier un esclave fugitif ! Il n’y a pas de mal à danser, seulement j’espère qu’une autre fois vous vous livrerez à ce plaisir d’une façon moins bruyante. » Tels furent les joyeux débuts de Canot dans la vie africaine.

Théodore ne tarda pas à voir qu’il devait se débarrasser au plus vite du petit bagage d’idées européennes qu’il avait apporté avec lui. Certes la vie qu’il avait menée jusqu’alors, son séjour chez les pirates, avaient dû fortement entamer les quelques principes de moralité qu’il pouvait posséder ; cependant il lui en restait encore trop. Ainsi il était persuadé qu’il était mal de s’approprier le bien d’autrui,