Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/743

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

démenti, ne compte pas les adeptes par centaines. Le second relève des livres, des livres seuls, et n’a rien à démêler avec les doutes de la pensée, avec les souffrances du cœur. C’est un exercice purement mnémonique, une industrie qui se place sur la même ligne à peu près que la fabrication des indiennes imprimées ou des papiers peints, et que trop de gens, hélas! confondent avec la littérature. Ce dernier genre éblouit les esprits crédules, les cœurs inexpérimentés, pendant quelques semaines, parfois même pendant quelques années; mais l’illusion s’évanouit, et la foule lettrée ou illettrée reconnaît le néant de ce qu’elle avait adoré avec ferveur.

M. Brizeux a le bonheur d’appartenir au premier genre, que j’ai tâché de définir. Aussi n’a-t-il pas à craindre les retours de la fortune; il est et demeure aujourd’hui ce qu’il était il y a vingt-trois ans, l’interprète fidèle et convaincu des émotions qu’il a ressenties, le chantre inspiré des joies domestiques, l’apôtre de la famille et des croyances traditionnelles. Les inconstances de l’opinion n’ont pas entamé sa renommée. Tous les cœurs qu’il a charmés par le récit de ses souffrances, tous les esprits qu’il a enchantés par la naïve harmonie de ses vers gardent le souvenir de ses premières élégies. Ils ont suivi d’un regard vigilant et assidu les métamorphoses de sa pensée, et s’ils n’ont pas approuvé tout ce qu’il a dit, s’ils ont blâmé plus d’une fois les caprices auxquels il s’est abandonné, ils sont forcés du moins d’avouer que dans ses aberrations mêmes il n’a jamais déserté d’une façon absolue la cause de la vérité. Ses méprises ont porté sur la forme qu’il donnait à sa pensée, mais non sur la substance de toute poésie, l’émotion et la méditation.

C’est pourquoi il me paraît utile d’étudier attentivement la route qu’il a parcourue depuis vingt-trois ans, car ce n’est pas un spectacle sans intérêt que celui d’une âme sincère exprimant d’abord ce qu’elle a senti dans une langue simple et harmonieuse, célébrant le coin de terre où elle s’est épanouie, puis se détournant du droit chemin, confondant la philosophie et la poésie, et revenant à ses premières inspirations par l’étude des mœurs locales : c’est le tableau que j’entreprends de dérouler.

Un des premiers devoirs de la critique est certainement de signaler à l’attention publique, à la sympathie de tous les esprits studieux les poètes qui comprennent la nécessité de sentir et de penser avant d’écrire. Elle ne doit pas se lasser de les désigner, de les traiter avec une prédilection marquée, dût-elle être accusée de tomber dans le lieu-commun. La plaie de notre littérature, qu’on ne s’y trompe pas, ce n’est point la rareté des talens, mais l’absence trop générale de sincérité. Quoique le respect de la langue ne soit pas maintenu avec assez de sévérité, quoique la plupart des écrivains se