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la portée de nos reproches. Puisqu’il a voulu s’abreuver aux sources de la science et de la philosophie, puisque, malgré ses instincts poétiques, il n’a pu se dérober à la puissance dévorante de l’analyse, qu’il savoure dans la solitude les fruits amers de la vie, mais qu’il n’essaie plus de les offrir à la foule dans toute leur âpreté; car la foule, pareille aux enfans, n’accepte les breuvages les plus salutaires que lorsque les bords de la coupe sont enduits de miel.

Le poème des Bretons, publié il y a dix ans, a marqué la place de M. Brizeux parmi les écrivains les plus éminens de notre temps. Ce n’est pas que je préfère ce poème aux douze élégies inspirées par Marie, je pense même que les amis les plus fervens de l’auteur éprouveraient le même embarras que moi, s’il leur fallait se prononcer sur cette question délicate; mais il est impossible de ne pas admirer le mélange de grâce et de grandeur qui caractérise cet ouvrage, longtemps médité, conçu et composé à loisir, exécuté avec un soin scrupuleux, dont chaque page témoigne d’un respect profond pour le public, c’est-à-dire d’un vrai sentiment de la dignité littéraire. Ceux qui livrent à la foule oisive et distraite des pensées inachevées, des projets à peine ébauchés, qui, au lieu de peindre et de modeler ce qu’ils ont rêvé, se contentent de l’indiquer à la manière des décorateurs, n’ont pas le droit de se plaindre quand leurs œuvres, après quelques semaines d’une popularité bruyante, viennent à tomber dans l’oubli. Comme ils ont méconnu le respect qu’ils se doivent à eux-mêmes, il est tout naturel que le public les traite avec dédain. Quoi de plus juste en effet ? L’écrivain qui se joue de la foule ne mérite-t-il pas que la foule se joue de lui ? Grâce à Dieu, M. Brizeux n’appartient pas à cette classe frivole, à cette famille d’esprits égarés qui gaspillent sans vergogne les plus précieuses facultés. Il prend au sérieux tout ce qu’il dit, et n’entend pas en décliner la responsabilité. Cependant, après avoir achevé la lecture de ce livre substantiel, dont chaque ligne renferme une pensée ou un sentiment, quelque sympathie qu’on éprouve pour l’auteur, on est amené malgré soi à se poser une question : — est-ce bien là vraiment un poème ? N’est-ce pas plutôt une suite de tableaux dont chacun pris en lui-même se recommande par des qualités excellentes, mais qui ne sont pas réunis entre eux par un lien assez étroit ? Avant de résoudre cette question, ou mieux encore, pour la résoudre plus sûrement, je demande la permission d’en poser une autre qui doit en préparer la solution : M. Brizeux a-t-il voulu faire un poème ?

Il y a dans la conquête des Gaules, racontée par Jules César, un épisode admirable que le grand capitaine a retracé en termes vraiment épiques, la lutte des Bretons contre la puissance romaine. Avec une simplicité particulière aux hommes de guerre, la future victime