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indulgent pour le roman que pour le poème, car le premier de ces deux genres est soumis à des obligations moins impérieuses que le second. A mon avis, les Bretons sont donc un roman.

Quelle que soit d’ailleurs la rigueur de mes objections, il reste encore beaucoup à louer dans ce livre. Il renferme en effet deux épisodes qui suffisaient seuls à fonder la renommée d’un poète; ai-je besoin de les nommer ? Tous ceux qui ont lu les Bretons ne les ont-ils pas nommés avant moi ? Les Lutteurs et les Conscrits sont des morceaux dont chaque ligne révèle la main d’un artiste consommé. Exactitude de l’observation, sincérité des sentimens, élévation des pensées, enchaînement des pensées entre elles, rapidité du récit, originalité des traits destinés à caractériser la vie des personnages, rien n’y manque. Les Conscrits traduisent, sous une forme élégante, les regrets et les larmes de toutes les mères qui voyaient leurs enfans dévorés par la guerre. La foi traditionnelle qui réunit les paysans bretons sur les dalles de l’église séculaire prête aux Conscrits un accent pénétrant que l’art le plus ingénieux ne saurait dépasser. Amour du foyer domestique, révolte intérieure contre la volonté souveraine qui arrache le laboureur à sa charrue, sentiment confus du dévouement patriotique, résignation éplorée, obéissance à la voix du pasteur évangélique, M. Brizeux n’a rien négligé pour peindre au complet cette scène attendrissante. Quant aux Lutteurs, je ne crains pas de le dire, ils peuvent se comparer, pour la grandeur et la simplicité, aux morceaux les plus purs de la poésie antique. C’est là sans doute un éloge dangereux, difficile à justifier. Pourtant je ne redoute pas la contradiction. La force physique, célébrée dans cette langue austère et sonore, s’élève jusqu’à la beauté de la statuaire. M. Brizeux, en louant les lutteurs de sa chère Bretagne, s’est souvenu à propos des poèmes homériques sans jamais les copier : heureux privilège des âmes naïves qui observent avec une attention vigilante toutes les scènes de la vie rustique, les agrandissent et les fécondent par la méditation, et nous charment en racontant leurs souvenirs ! Ces hommes jeunes et vigoureux, qui s’étreignent d’un bras puissant, m’intéressent autant que les plus grandes batailles. S’il ne s’agit pas de la destinée des nations, il s’agit d’un amant glorieux ou humilié, d’une femme fière de sa victoire ou honteuse de sa défaite; et pour les hommes qui pèsent les grands événemens comme Juvénal pesait les cendres d’Annibal, le regard enivré d’une jeune fille, le front radieux d’un lutteur triomphant, ne valent-ils pas les fanfares d’une armée victorieuse, les couronnes tressées pour les généraux couverts de sang et de poussière ? C’est au cœur des femmes qu’il appartient de répondre, et leur réponse trouvera dans tous les cœurs un écho unanime.

Primel et Nola marquent dans la vie de M. Brizeux un retour