Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/850

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Quand on suit la filière de nos tergiversations, on nous voit d’abord déclarer que les chemins de fer sont impossibles, puis nous les regardons comme une coûteuse inutilité, ensuite comme une nécessité fâcheuse, et ce n’est que dans les dernières années du règne du roi Louis-Philippe que nous consentons à y voir un élément de prospérité. Ces préventions successives ne furent pas seulement l’apanage de la foule, elles envahirent toutes les classes de la société et les plus hautes régions du pouvoir.

Comme en Angleterre, mais au point de vue d’un intérêt plus général, nos chemins de fer ont eu à soutenir une lutte contre les voies navigables. On n’a point oublié la vive discussion que provoqua un ingénieur des ponts et chaussées d’un mérite distingué, M. Collignon, lorsqu’il proposa non pas de renoncer absolument aux voies ferrées, mais de mener de front la construction des canaux et celle des railways[1]. Regrettant que nos canaux n’eussent pas été finis, comme ils l’étaient dans la Grande-Bretagne et en Belgique, avant l’introduction des voies nouvelles, cet ingénieur demandait qu’on regagnât le temps perdu en reprenant l’œuvre inachevée. Son raisonnement ne manquait pas d’un caractère spécieux. Les canaux, disait-il, grâce au bas prix des transports, facilitent l’essor de la production; dès lors le perfectionnement et l’extension de ces voies sont la condition vitale des chemins de fer, qui ne peuvent subsister qu’avec un large développement de la richesse publique. A coup sûr, la création des routes ferrées ne devait pas faire combler les canaux déjà existans, qui avaient produit presque partout les plus heureux effets, on pouvait même concevoir certaines situations où l’établissement d’un canal offrirait encore des avantages réels; mais qu’en présence des projets formés on allât de gaieté de cœur dépenser de larges capitaux pour constituer une concurrence aux railways, c’était un calcul détestable. On aurait ainsi préparé des guerres à coups de tarifs entre les compagnies rivales, ou bien, en cas de concert entre elles, justifié des droits de péage élevés et fort onéreux pour le commerce. Plus la masse des transports effectués par un chemin de fer s’élève, et plus il devient facile de réduire les tarifs, pourvu que la loi ait assujetti à des règles l’exercice du monopole. La thèse soutenue par M. Collignon eut un effet fâcheux, en ce qu’elle contribua à perpétuer l’hésitation.

En face de ces difficultés accumulées, la cause des chemins de fer ne manqua pas, grâce à Dieu, de défenseurs prévoyans et résolus qui ont fini par lui assurer la victoire. Des efforts se sont produits successivement et sans relâche, soit pour hâter le commencement des travaux, soit pour en éclairer la marche et en étendre le cercle, en un mot pour ouvrir une nouvelle source de richesse dont notre pays ne pouvait se priver sans se condamner lui-même à la plus funeste infériorité vis-à-vis d’autres grands états de l’Europe. Comme toutes les œuvres qu’impose la civilisation d’une époque, les chemins de fer ont reçu, sous des formes infiniment variées, tantôt avec éclat, tantôt obscurément, l’aide nécessaire à leur triomphe. On ne pourrait pas plus citer les noms de tous les hommes qui les ont servis qu’on ne peut recueillir dans l’histoire les noms de tous ceux qui, sur un champ de bataille,

  1. Voyez son ouvrage intitulé Du Concours des Canaux et des Chemins de fer.