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Malesherbes aussi sincère, mais plus faible, plus aisément découragé, et disant : « Turgot ne veut pas que je me retire; il ne voit pas que nous serons chassés tous les deux.» Ils furent chassés en effet par la faiblesse d’un roi homme de bien comme eux, qui les estimait, mais qui ne les défendit pas mieux qu’il ne se défendit lui-même. Charles II, aussi clairvoyant que corrompu, s’aperçut bientôt que lord Southampton tenait peu au pouvoir, et voulut en profiter pour se délivrer sans bruit d’un conseiller indépendant et incommode; mais Clarendon, déployant tout ce qui lui restait de crédit, maintint son ami au pouvoir, comme il s’y maintenait lui-même, et lord Southampton, grand-trésorier jusqu’à sa mort, qui survint peu de mois après, sortit des affaires et de la vie sans succomber, comme le grand-chancelier, dans les tristesses de l’exil, sous la haine injuste du peuple et l’ingrate dureté du roi.


III.

Il avait épousé une Française, Rachel de Ruvigny, issue de l’une de ces nobles familles[1] qui, au XVIe siècle, sans aucune vue d’intérêt personnel, sans aucune tentation de pouvoir ou de richesse, par le seul entraînement de la foi et de la conscience, embrassèrent en France la cause de la réforme, faible et persécutée dès son berceau. A l’époque du mariage de lord Southampton avec Mlle de Ruvigny, l’édit de Nantes était en pleine vigueur, et Richelieu, tout en détruisant les protestans comme parti politique, ne les troublait point dans leurs droits religieux, et employait même sans hésiter, dans les diverses carrières publiques, ceux qui se montraient dévoués aux intérêts de la couronne et aux siens propres. Mazarin fit comme Richelieu; aussi sage quant à la liberté religieuse des protestans, plus timide quant à leur admission dans les charges de l’état. Quoique tranquille et libre dans les limites de l’édit, le protestantisme vaincu perdait de jour en jour en France cette force d’action réelle et d’opinion générale qui peut seule garantir sûrement la liberté. On ne fermait pas les temples des protestans, on ne les chassait pas de leur patrie; mais ils y étaient repoussés dans la vie privée, isolés et comme étrangers. Le frère de lady Southampton, le marquis de Ruvigny, était, parmi les protestans de cette époque, l’un des plus considérables et des plus capables; pendant les troubles de la fronde, il donna à Anne d’Autriche et à Mazarin lui-même des preuves d’une fidélité persévérante, active et utile. La fronde domptée, Mazarin,

  1. Leur nom était Massué, seigneurs de Raynevel en Picardie, marquis de Ruvigny. (Voir le Dictionnaire de la Noblesse de La Chesnaye des Bois, t. IX, p. 594, et le Nobiliaire de Picardie.)