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chrétiens, de soumission aux préceptes chrétiens, sans passion de secte, sans goût de dispute, animée, envers ceux qui ne pensaient pas exactement comme elle, d’une charité intelligente et haute. On verra tout à l’heure, quand Dieu l’aura frappée, avec quelle rare mesure et quelle belle harmonie se conciliaient en elle les sentimens chrétiens et les sentimens humains, la piété et l’amour. Je ne veux montrer en ce moment que la place et l’empire de sa foi dans son âme quand elle était parfaitement heureuse, et cette âme, ravie de son sort ici-bas, se préparant, avec une conviction forte et humble, à accepter de la main de Dieu les coups, ou pour mieux dire le coup dont elle semblait avoir le pressentiment. Dans une de ces lettres où elle se répand pour son mari en expressions passionnées de tendresse et de reconnaissance, elle s’arrête tout à coup et lui dit : «Qu’ai-je à demander, sinon que Dieu, s’il le juge bon, me continue toutes ces joies ? Et s’il en décide autrement, qu’il me donne la force de me soumettre sans murmure à ses sages dispensations et à sa souveraine providence, gardant un cœur reconnaissant pour ces années de félicité parfaite que j’ai déjà reçues de lui. Il sait mieux que nous à quel moment nous avons assez obtenu et joui ici-bas. Ce que j’implore ardemment de sa miséricorde, c’est que, n’importe lequel de nous partira le premier, l’autre ne se désespère pas comme n’ayant plus d’espérance de retrouver son ami. Espérons avec joie que nous vivrons ensemble jusqu’à un bon vieil âge; sinon, ne doutons pas que Dieu ne nous soutienne dans l’épreuve qu’il nous infligera. Il faut s’arrêter quelquefois sur ces pensées, afin de ne pas nous trouver pris au dépourvu et surpris, au-delà de notre force, par un accident soudain. Pardonnez-moi si j’insiste trop longtemps; c’est que je pense que, si nous sommes préparés pour tous les coups, nous jouirons avec plus de paix de notre bonheur présent, qui, j’espère, sera long... Prions Dieu tous les jours qu’il en soit ainsi, et ne craignons rien; la mort est, il est vrai, le mal extrême et qui trouble le plus notre nature; surmontons notre peur immodérée de la mort, soit pour notre ami, soit pour nous-même; nous vivrons alors le cœur serein. »

Dix ans s’étaient écoulés depuis le jour où lady Russell adressait de Londres à son mari, alors à Stratton, ces pieuses paroles; lord Russell était à son tour en séjour passager à Londres, et sa femme lui écrivait de Stratton le 25 septembre 1682 : « Je ne sais rien de nouveau depuis que vous êtes parti; ce que je sais aussi certainement que je vis, c’est que j’ai été depuis douze ans une amante aussi passionnément éprise que jamais femme l’ait été, et j’espère l’être également pendant douze ans encore, toujours heureuse et entièrement à vous. »