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chagrin le frappe, un excellent homme qui a été et est toujours très tendre pour moi. » C’était à elle qu’on s’adressait dans toutes les circonstances importantes pour la famille, entre autres dans des projets de mariage pour son beau-frère, Edouard Russell, et pour une des filles de lord Gainsborough, beau-père de sa sœur Élizabeth. On savait que son conseil serait bon, et que son approbation aurait grand crédit. « J’ai fait ce qu’on m’a demandé, dit-elle dans l’une de ces occasions, quoique j’eusse désiré qu’on fît choix d’une autre personne que moi, qui n’ai plus rien à faire avec le monde et suis peu propre à y traiter quoi que ce soit ; mais je me sens obligée de faire ce que je peux, j’aurai un jour les mêmes services à rendre à mes enfans, et je ne puis ni ne veux me dispenser de ce devoir envers la mémoire de mon bien-aimé mari, car c’est à lui et aux siens qu’appartiennent les tristes restes de ma vie. » Le jour de cette grande affaire maternelle arriva pour elle plus tôt qu’elle ne s’y attendait : sa fille Rachel n’avait encore que quatorze ans; lord Cavendish, comte de Devonshire, vint la lui demander en mariage pour son fils aîné, qui n’en avait que seize. Lord Cavendish avait été l’ami le plus intime et le plus dévoué de lord Russell, dévoué à ce point qu’il l’avait vivement pressé de changer d’habits avec lui et de s’évader de la Tour, restant lui-même prisonnier à sa place, à quoi lord Russell n’avait pas voulu consentir. Profondément touchée des sentimens qui dictaient la proposition et sensible à l’éclat de l’alliance, lady Russell l’accueillit avec une satisfaction franche : « J’espère, écrit-elle au docteur Fitz-William, que, si je mène à bien cette grande affaire, mes efforts pour le bonheur de mon enfant réussiront. Dieu seul sait quelle sera l’issue; mais c’est certainement dans ma sombre vie un rayon de lumière que je n’attendais pas. Je me répète souvent que les enfans du juste seront bénis; j’ai la confiance que leur père méritait ce nom. Si mon faible cœur ne faillit pas, je travaille à le mériter aussi, et j’en rends humblement grâces à Dieu. » Les arrangemens de fortune furent difficiles à conclure; les sentimens les plus élevés s’allient quelquefois avec des exigences mesquines et obstinées ; « J’ai affaire, dit lady Russell, à un lord d’un noble cœur, mais intraitable si les choses ne sont pas réglées comme il l’entend, et à son avantage. » Ces conférences et ces discussions l’importunaient : « Je suis forcée de voir beaucoup de gens de loi, ce qui me déplaît infiniment, car je voudrais conclure mon affaire, et mettre un terme à ce qui me semble si peu en harmonie avec la façon dont je veux passer le reste de mes jours ici-bas. J’espère que mon devoir l’emportera sur mon penchant. Il faut bien que je vienne en aide à mes enfans, qui n’ont que moi. Cela me fait accepter beaucoup de dîners et autres dérangemens semblables, très pénibles à un cœur triste et