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nature, qui aujourd’hui ne veut rien entendre, se sera un peu calmée, alors, et seule aient alors, j’espère que celui dont la bonté n’a point de bornes, et dont la toute-puissance est irrésistible, viendra à mon aide par sa grâce, et m’apprendra à me soumettre aux décrets de sa providence. J’ai du moins le soulagement de penser que, dans la mort de mon enfant, je n’ai à pleurer que sa perte. Son Dieu, j’en suis convaincue, a été constamment présent à sa pensée. Dans ses derniers momens, il l’appelait et se plaignait de ne pas pouvoir prononcer tout haut ses prières : « J’aurais voulu, m’a-t-il dit, avoir plus de temps pour régler mes comptes avec Dieu. » Il m’a parlé de ses sœurs, de sa femme qui avait été, m’a-t-il répété, si bonne et si tendre pour lui, et à qui il aurait souhaité d’exprimer lui-même sa reconnaissance. Il m’a demandé d’avoir pour elle une double affection, et il est mort. Il n’a point paru se débattre douloureusement pour sortir de ce monde; il a été constamment patient et doux; connaissant son danger, je crois, mais ne voulant pas affliger ceux qui l’entouraient, il a tardé à dire ses dernières volontés. Mais pourquoi parler ? Le décret est accompli. Je ne vous demande pas vos prières, je suis sûre que vous les adressez, pour moi, à notre Dieu de tout votre cœur[1]. »

Six mois s’étaient à peine écoulés, et un nouveau coup frappait lady Russell; sa seconde fille, la duchesse de Rutland, mourait en couches. De ses trois enfans, sa fille aînée, la duchesse de Devonshire seule lui restait, et celle-là aussi venait d’accoucher. Résolue à lui cacher la mort de sa sœur et pressée par elle de questions, lady Russell répondit à sa fille : «Je viens de voir votre sœur hors de son lit. » Elle l’avait vue dans son cercueil.

A peu près vingt ans avant ce dernier malheur, en 1692, lady Russell avait été sur le point de perdre la vue; l’opération de la cataracte, quoique heureusement accomplie, ne lui en avait rendu qu’un usage difficile et précaire. Il ne reste donc, de cette dernière période de sa vie, que fort peu de lettres, profondément tristes et calmes, comme d’une captive qui a vu sortir de leur prison commune tous ceux qu’elle aimait, et qui attend son tour de délivrance. Le 28 mai 1716, elle écrit à son cousin, lord Galway, atteint aussi dans ses plus chères affections : « Je prie Dieu qu’il soutienne votre courage dans vos épreuves jusqu’au jour où l’éternité recevra dans son sein tous nos troubles, toutes nos douleurs, tous nos mécomptes, tous les fardeaux de notre vie. Que la plus longue est courte auprès de l’éternité ! » En septembre 1723, lady Russell était seule à Londres,

  1. Le jeune duc de Bedford laissa en mourant plusieurs enfans, entre autres deux fils, et c’est de lui que descendent le duc de Bedford actuel et son frère, lord John Russell.