Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/930

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui s’élève au-dessus du commun niveau; toute supériorité, toute grandeur individuelle, quels qu’en soient le genre et le nom, semble à ces esprits, à la fois en délire et en décadence, une iniquité et une oppression envers ce chaos d’êtres indistincts et éphémères qu’ils appellent l’humanité. Quand ils aperçoivent dans les régions élevées de la société quelque grand scandale, quelque exemple odieux de vice et de crime, ils triomphent, ils exploitent ardemment contre les supériorités sociales ces apparitions sinistres qui éclatent dans leurs rangs. Ils voudraient faire croire que ce sont là les mœurs générales, les conséquences naturelles de la haute naissance, de la grande fortune, de la condition aristocratique, n’importe à quel titre et sur quelle base elle s’élève. Quand on a été assailli de ces basses doctrines et des honteuses passions qui les enfantent ou qui en naissent, quand on en a ressenti le dégoût et mesuré le péril, c’est une jouissance très vive de rencontrer quelqu’une de ces grandes figures qui leur donnent un éclatant démenti. Autant je respecte l’humanité dans son ensemble, autant j’admire et j’aime ces images glorifiées de l’humanité, qui personnifient et placent sur les hauteurs, sous des traits visibles et avec un nom propre, ce qu’elle a de plus noble et de plus pur. Lady Russell donne à l’âme cette belle et honnête joie. C’est une grande dame chrétienne. Elle n’est point pour moi une étrangère; ses sentimens me touchent, son sort me préoccupe, comme si elle était là, vivante et sous mes yeux; et j’ai la confiance qu’au sortir de cette vie, chargée pour elle de si cruelles épreuves, elle est allée, dans ce monde voilé pour nous jusqu’au jour où Dieu nous y appelle, recevoir auprès de son bien-aimé mari la récompense de ses vertus et de ses douleurs[1].


GUIZOT.

  1. Le duc de Bedford, actuellement vivant, a publié, en 1853, une nouvelle édition des Lettres de lady Russell, augmentée de soixante-dix-sept lettres inédites (Londres, 2 vol. in-12), qui appartiennent, pour la plupart, aux années de bonheur de lady Russell, depuis son mariage jusqu’au procès de lord Russell. Sa longue lettre à ses enfans, en 1691, est aussi de ce nombre. C’est dans cette dernière édition des Lettres, dans le Récit de la Vie de lady Russell par miss Berry (Some Account of the life of Rachel Wriothesley, lady Russell, and Letters, Londres, 1815), dans la Vie de William, lord Russell, par lord John Russell (2 vol. in-8o, 3e édit, Londres, 1820), dans les State-Trials (t. IX, col. 573-818), et dans la Vie du comte de Shaftesbury, par G. Wingrove Cooke (2 vol. in-8o, Londres, 1836), que j’ai puisé les textes cités et les faits retracés dans cette étude.