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réserve contre ce mal nécessaire. Cette œuvre éclate sous Charles V; c’est pour nous le roi sage par excellence. Il établit de sa propre volonté l’impôt permanent, et ôte ainsi aux états-généraux leur première raison d’être. Ils n’ont plus de sanction; on les appelle, on les renvoie au gré d’une fantaisie; cette ébauche d’une grande institution n’est plus qu’une ombre. Avec le principe du consentement de l’impôt disparaît en réalité le principe de la souveraineté nationale. A la place de ces premiers rudimens d’institutions populaires apparaît un seul maître qu’on verra plus tard, disons-nous, à contenir ou à jeter par terre. Charles VI, Charles VII, marchent à grands pas dans cette voie; s’il reste par hasard un vestige de garanties politiques, ils achèvent de les anéantir avec les milices des villes. Le dernier coup porté à l’indépendance des communes, c’est l’établissement de l’arma permanente dans la main exclusive de la royauté; tout le mécanisme du pouvoir despotique est achevé, et, qui le croirait ? à ce moment de notre histoire c’est un cri enthousiaste, un hymne qui s’échappe de la bouche de l’historien. Le plus extraordinaire, c’est que cet enthousiasme nous est arraché non pas seulement par le respect de la force, ou par le spectacle de la formation d’un vaste empire marchant à l’unité civile, mais bien par la conviction que l’absolutisme fait ici l’ouvrage de la liberté. Je cite les paroles de l’un des hommes assurément les plus judicieux de notre temps; en les transcrivant, j’avoue que chaque mot renouvelle pour moi l’étonnement que me fait éprouver le système : « La forme de la monarchie moderne, de ce gouvernement destiné dans l’avenir à être à la fois un et libre, était trouvée; ses institutions fondamentales existaient, et il ne s’agissait plus que de le maintenir, de l’étendre et de l’enraciner dans les mœurs. »

Il faudrait peser ici chaque syllabe. Les institutions fondamentales d’un gouvernement libre étaient trouvées, dit-on, car on avait trouvé toutes celles d’un gouvernement absolu. La liberté seule manquait (elle n’est donc pas nécessaire à un gouvernement libre !). Pour s’élever à la liberté, il ne s’agissait plus que de maintenir, étendre, enraciner dans les mœurs le pouvoir absolu. Retournez comme vous voudrez ces conclusions de notre philosophie de l’histoire, je défie qu’on en fasse sortir autre chose. Quand de pareils résultats couronnent la pensée d’un grand écrivain, et qu’il traverse ces abîmes sans même s’en apercevoir, ce n’est certes pas faute de science ni de génie; mais cela prouve deux choses : la première, que le système en grandissant a acquis une force aveugle qui entraîne son auteur lui-même; la seconde, que ce système est entré dans les habitudes de la conscience publique, et que ces sophismes toujours béans font partie de notre patrimoine.