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reconnaître que notre théorie du pouvoir est celle des plus mauvaise années du Bas-Empire, nous cherchons à l’antidater; nous la rejetons dans la Rome bâtie de briques avec les titres de dictateurs et de tribuns, tant nous avons besoin de nous tromper; il n’est pas jusqu’à la servitude universelle que nous n’appelions l’indépendance du pouvoir, trouvant ainsi moyen de glisser le nom de la liberté même en définissant le despotisme.

Avec cette étrange logique, il ne me serait pas difficile de refaire l’histoire de la décadence romaine et de réfuter Tacite, comme le voulait Napoléon. Je réunirais les nombreux édits des empereurs; je montrerais le divin Tibère fondateur du crédit gratuit[1], Claude protecteur de l’esclave, Néron soutien de l’affranchi et qui médite l’abolition de l’impôt, Caracalla qui étend le droit de cité à tout l’univers romain : j’établirais ainsi que le prince tenu jusqu’à ce jour pour le plus méchant a été en réalité le bienfaiteur du genre humain. Je montrerais le grand monument du droit romain, cette charte éternelle à laquelle travaillent sans interruption tous les princes sortis de l’acclamation des peuples et des soldats; j’établirais que leur tyrannie fut un bienfait, puisqu’elle leur donna la force d’inscrire dans le code ces lois d’émancipation contre lesquelles eût toujours protesté l’esprit étroit du monde antique. S’ils s’emparèrent de tout, ce ne fut point égoïsme; ils prétendirent seulement développer le droit et l’étendre à tous les misérables. Il était nécessaire qu’ils foulassent le monde pour le sauver; rien n’est à condamner dans ces temps, sinon la méchanceté des déclamateurs qui ont voulu en médire. Tacite, bien considéré, n’est plus qu’un rhéteur; son esprit, tourné à l’effet, n’aperçoit que la superficie des choses; quelques mauvaises têtes que l’on châtie lui cachent le sens profond des événemens. Que nous importent tant de meurtres salutaires, détails insignifians en comparaison de ce travail persévérant des césars pour édifier dans la loi la cité de la justice ? Ce sont leurs édits, leurs rescrits qui font l’histoire, non pas quelques actes sanglans, qui témoignent d’ailleurs de l’énergie avec laquelle les réformateurs du monde embrassaient l’avenir. Ce Claude, que l’on disait imbécile, avait après tout une bien autre tête que Tacite. Le prince touchait au fond des choses dans ses rescrits, l’historien ne touchait qu’aux mots. Qu’est-ce que cette sensibilité maladive de l’auteur des Annales qui lui montre tout en noir ? Un degré de plus de raison, et il eût aperçu la marche progressive des choses sous la main savante des despotes. Ce qu’il prenait pour la décadence lui eût paru la consommation et le triomphe de l’antiquité. Au reste, le peuple, plus intelligent que les rhéteurs, ne s’y est pas

  1. Tacite, Ann. VI, 17.