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vagues définitions de la civilisation, à travers lesquelles tout ce qu’on entrevoit, c’est que le mal et le bien sont à peu près pour nous la même chose, puisqu’à nos yeux c’est le mal qui doit enfanter le bien : doctrine qui suppose dans le monde moral la transformation des types à laquelle répugne toute la nature visible! Il faut, pour nous tirer d’affaire, que le loup enfante l’agneau; on verra bientôt que nous ne reculons pas devant cette nécessité.

En même temps se confirme une chose que je n’avais fait qu’entrevoir précédemment. De ce que, selon nos théories, la liberté décroît à mesure que la civilisation augmente, il suit avec évidence que nous appelons civilisation l’ordre purement matériel, ce qui revient à dire que le problème de notre société, tel que nous le concevons dans le passé, est celui-ci : — s’asservir pour s’enrichir. Mais sous cette expression nue, qui est la plus vraie, on découvre que le problème est insoluble, puisqu’une loi supérieure, qui est la loi même des choses, empêche que nul esclave ne possède, sinon à titre précaire et illusoire, d’où il arrive que les sociétés fondées sur le principe dont quelques-uns ont voulu faire la substance même de notre histoire se consument dans la recherche de deux choses absolument inconciliables, la servitude et le bien-être, sans même parvenir jamais à reconnaître leur impuissance.

Quand enfin l’œuvre du pouvoir central est consommé et qu’il ne reste plus un germe de vie publique, un grand historien se résume ainsi : « Grâce au pouvoir absolu, la France ne fait plus qu’une seule masse d’eau contenue entre ses deux rives. » Cela est vrai; ce n’est pas moi qui ai la prétention d’empêcher par une parole ce Niagara de marcher à sa pente. Je sais trop bien ce que peut une voix isolée qui s’élève sur ces rivages à demi emportés. La vague route avec orgueil; elle dit en se précipitant : « Cet homme avait peut-être de bonnes intentions; par malheur il n’est pas à la hauteur des principes. Passons. » Moi-même qui combats ces systèmes historiques, j’en admire les auteurs, je subis malgré moi leur influence, j’aime, je respecte leur science, leur bonne foi; comment mettrais-je à les combattre la suite, la persévérance que j’apporterais volontiers, si des talens si vrais ne m’imposaient une réserve qui s’allie mal avec l’espérance passionnée de vaincre ? Je crois profondément à ce que je dis, je crois même cela évident; en même temps je suis persuadé qu’il devient chaque jour plus difficile de ramener la vérité dans la masse des esprits.

Il est des idées fausses qui entrent dans la tête des peuples comme dans celle des individus. Tout le génie du monde n’y fait pas obstacle. C’est presque toujours par des idées fausses soutenues avec éclat que les peuples se sont perdus. Les Grecs ne manquaient pas