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l’évidence nous poursuit sans nous laisser de trêve, nos efforts pour nous y dérober sont aussi sans relâche. Il fallait un complément à notre théorie, nous le lui avons donné, en nous retranchant dans une dernière idée dont nous sommes tous plus ou moins infatués. Cette nouvelle théorie, qui confirme les précédentes, la voici : elle se réduit à dire que la nation française a dû sciemment, de propos délibéré, organiser d’abord l’égalité avant même de songer à la liberté.

Nous établissons entre les siècles je ne sais quelle division du travail dont l’idée est empruntée à notre matérialisme industriel. Tout nous semble résolu quand nous avons accordé dix-sept siècles au passé pour l’œuvre du nivellement des classes. Transportant dans la science de l’histoire la méthode que nous avons le plus blâmée, le plus condamnée dans les affaires présentes, nous glorifions notre nation de ce qu’elle a si admirablement scindé son œuvre, et distribué des tâches absolument distinctes entre les générations successives : aux dix-sept siècles du moyen âge et des temps modernes la question sociale; à notre temps seulement la question de dignité, de garanties politiques, de liberté. Mais encore ici la nature nous résiste et proteste. Les siècles ne sont pas des ouvriers qui, sans lien entre eux, sans alliance, sans se concerter en rien, construisent isolément les diverses parties d’une épingle, l’un la tête, l’autre le corps, l’autre la pointe. L’ouvrage tout entier, avec toutes ses parties, passe successivement dans la main de ces grands artisans. Ils ont l’étreinte assez forte pour l’embrasser dans son ensemble. Ils ne séparent point ce qui est social de ce qui est politique; ils ne construisent pas de pièces et de morceaux l’âme d’une nation; ils n’ajoutent pas artificiellement une pièce nouvelle à l’œuvre commencée. Au contraire, ces laborieux cyclopes se transmettent l’un à l’autre dans l’atelier l’œuvre entière; ils tirent, du fonds commun qui leur est transmis, tout ce que ce fonds renferme, et ce qui manque absolument à l’un, il est à craindre qu’on ne le retrouve pas chez l’autre.

Égalité sans liberté, en dehors de la liberté, telle est donc la chimère suprême que nos théoriciens nous font poursuivre pendant tout le cours de notre histoire : c’est l’appât qui nous tient en haleine. De règne en règne je les suis, attiré par le fantôme qu’ils ne peuvent embrasser. A chaque jour sa tâche; avec ce mot, je condamne fièrement, de Clovis à Louis XIV, tous les instincts moraux, toutes les révoltes intérieures de la nature humaine. J’ajourne la recherche des garanties politiques au temps où le niveau social aura été atteint. Mais si ce niveau prétendu, d’où l’on retranche la vie civile, n’était qu’une conception illusoire et fausse! s’il ne se réalisait pas! Je vais plus loin. Je suppose que la chimère soit atteinte : en sera-t-on plus avancé ? Qui jugera qu’elle l’est en effet ? qui