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trouver un plaisir suffisant dans les pures et sèches méditations de l’intelligence : il faut que mon imagination parle d’abord et donne le branle à mon cerveau, il faut qu’un spectacle me touche et me provoque à penser, car je suis né romanesque, romanesque je mourrai, et tout ce qu’on peut me demander, tout ce que je puis obtenir de moi, à l’âge où la bienséance commande déjà la gravité, c’est de faire des romans sans amour.

Les monumens du passé favorisent cette disposition incurable de mon esprit : ils m’aident à ressusciter les mœurs, les passions, les idées de leurs anciens habitans, et à interroger, sous les caractères variés de chaque époque, la vieille énigme de la vie. — Dans cette cellule où je t’écris, je ne manque pas d’évoquer chaque soir des robes de bure et des visages macérés : un moine m’apparaît, tantôt à genoux dans cet angle obscur, sur cette dalle usée, plongé dans les heureuses extases de la foi, tantôt accoudé sur cette noire tablette de chêne, couvrant d’auréoles d’or le parchemin des missels, perpétuant les œuvres du génie antique, ou poursuivant sa science, qui l’effraie, jusqu’aux limites de la magie. Un autre fantôme, debout près de l’étroite fenêtre, attache son regard humide sur la profondeur de ces bois, qui lui rappellent les chasses chevaleresques et les palefrois des châtelaines. — Tu en diras ce qu’il te plaira, j’aime les moines, non pas les moines de la décadence, les moines fainéans, pansus et verts gaillards, qui firent la joie de nos pères, et qui ne font pas la mienne. J’aime et je vénère cette ancienne société monastique, telle que je me la figure, recrutée parmi les races malheureuses et vaincues, conservant seule, au milieu d’un monde barbare, le sentiment et le goût des jouissances de l’esprit, ouvrant un refuge, et le seul refuge possible dans une telle époque, à toute intelligence qui laissait voir, fût-ce sous le sayon de l’esclave, quelque étincelle de génie. Combien de poètes, de savans, d’artistes, d’inventeurs anonymes ont dû bénir, pendant dix siècles, ce droit d’asile respecté qui les avait arrachés aux misères poignantes et à la vie bestiale de la glèbe ! L’abbaye aimait à découvrir ces pauvres penseurs plébéiens et à seconder le développement de leurs aptitudes diverses : elle leur assurait le pain de chaque jour et le doux bienfait du loisir, elle s’honorait et se parait de leurs talens. Quoique leur cercle fût étroit, ils y exerçaient du moins librement les facultés qu’ils tenaient de Dieu : ils vivaient heureux, quoiqu’ils dussent mourir ignorés.

Que plus tard le cloître se soit écarté de ces nobles et sévères traditions, qu’il ait dégénéré de chute en chute jusqu’aux frères Fredons et jusqu’au directeur spirituel de Panurge, cela est possible : il a dû subir le destin commun à toutes les institutions qui ont fait