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nelle tyrannie, se gardent bien de remuer, car le résident anglais de Lucknow n’a qu’à faire un signe, et les troupes anglaises cantonnées sur la frontière étoufferont la rébellion. Ajoutez que les malheureux sujets de cet empire n’ont pas même la ressource des états despotiques très étendus, et où la jalouse surveillance de la tyrannie ne peut s’exercer également partout, grâce aux distances. Non : le territoire d’Oude n’étant pas plus étendu que celui des Pays-Bas et de la Suisse réunis, personne n’échappe à l’œil fascinateur et à la griffe du tigre couronné. Supposez le despotisme oriental établi dans quelqu’un des petits états de l’Europe, et vous aurez une idée imparfaite de la situation du peuple d’Oude, car il faudra supposer encore que ce despotisme est protégé.par un puissant voisin.

Le roi d’Oude est donc libre de se livrer à tous les caprices de son imagination orientale. De gouvernement, d’administration légale, il n’en existe point, et comme il faut bien cependant montrer son pouvoir en quelque chose, le monarque montre le sien en pillant ses sujets. On lève le revenu public à coups de fusil. Dans cet aimable état d’anarchie, où personne n’est protégé que le roi, les sujets sentent le besoin de se protéger eux-mêmes et ne sortent jamais qu’armés. Lucknow, la capitale de ce royaume, est certainement une des plus étranges villes qu’il y ait dans le monde entier. Ces habitans armés de pistolets et de poignards, de brassards et de boucliers en peaux de buffles, vous croyez peut-être qu’ils vont en guerre, ou tout au moins qu’ils se rendent à quelque parade militaire ? Non, ils vont traiter de leurs affaires, vendre ou acheter ce que les caprices du roi et de ses collecteurs de taxes ont bien voulu ne pas leur enlever. Quant au roi sous l’administration duquel existe un tel état de choses, c’est un des souverains les mieux logés de la terre. Sa résidence se compose d’une succession de palais qui s’étend sur l’une des rives du Goomty, tandis que sur l’autre rive s’étend sa ménagerie, parc immense où des troupes d’éléphans, de rhinocéros, de tigres, de léopards, d’antilopes, de lynx et de chats de Perse s’ébattent au soleil, dit notre auteur, comme les moutons et les vaches dans un parc anglais. Le luxe des habitans n’est naturellement point en proportion avec le luxe du souverain, et les rues de Lucknow sont encombrées de mendians armés comme les autres citoyens, et qui, ainsi que le mendiant de Gil Blas, vous demandent l’aumône l’escopette à la main. Il est même assez curieux de retrouver au fond de l’Asie le type du lazzarone italien, avec ses mœurs, ses phrases sacramentelles, ses complimens hyperboliques et ses injures aristophanesques. C’est une preuve de plus que les mêmes causes ont partout les mêmes effets, et qu’un état d’abjection ou de dignité morale engendre partout à peu près les mêmes mœurs et le même langage. Est-ce dans une rue de Naples ou dans une rue de Lucknow que se