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LA PETITE COMTESSE.

flexions rassurantes. Une fois séparé de mes persécuteurs par l’épaisseur d’un fourré inaccessible à la cavalerie, je saurais gagner assez d’avance pour me rire de leurs vaines recherches. — Cette dernière illusion s’est évanouie lorsque, arrivé à la limite du couvert, j’ai reconnu que la troupe maudite s’était divisée en deux bandes, qui m’attendaient l’une et l’autre au débuché. À ma vue, il s’est élevé une nouvelle tempête de cris et de rires, et les trompes de chasse ont retenti de toutes parts. J’ai eu le vertige ; la forêt a tourbillonné autour de moi ; je me suis jeté dans le premier sentier qui s’est offert à mes yeux, et ma fuite a pris le caractère d’une déroute désespérée.

La légion implacable des chasseurs et des chasseresses n’a pas manqué de s’élancer sur mes traces avec un redoublement d’ardeur et de stupide gaieté. Je distinguais toujours à leur tête la jeune femme au panache bleu, qui se faisait remarquer par un acharnement particulier, et que je vouais de bon cœur aux accidens les plus sérieux de l’équitation. C’était elle qui encourageait ses odieux complices, quand j’étais parvenu un instant à leur dérober ma piste ; elle me découvrait avec une clairvoyance infernale, me montrait du bout de sa cravache, et poussait un éclat de rire barbare quand elle me voyait reprendre ma course à travers les halliers, soufflant, haletant, éperdu, absurde. J’ai couru ainsi pendant un temps que je ne saurais apprécier, accomplissant des prouesses de gymnastique inouies, perçant les taillis épineux, m’embourbant dans les fondrières, sautant les fossés, rebondissant sur mes jarrets avec l’élasticité d’un tigre, galopant à la diable, sans raison, sans but, et sans autre espérance que de voir la terre s’entr’ouvrir sous mes pas.

Enfin, et par un simple effet du hasard, car depuis longtemps j’avais perdu toutes notions topographiques, j’ai aperçu les ruines devant moi ; j’ai franchi par un dernier élan l’espace libre qui les sépare de la forêt, j’ai traversé l’église comme un excommunié, et je suis arrivé tout flambant devant la porte du moulin. Le meunier et sa femme étaient sur le seuil, attirés par le bruit de la cavalcade, qui me suivait de près ; ils m’ont regardé avec une expression de stupeur ; j’ai vainement cherché quelques paroles d’explication à leur jeter en passant, et après d’incroyables efforts d’intelligence, je n’ai pu que leur murmurer niaisement : Si on me demande… dites que je n’y suis pas !… Puis j’ai gravi d’un saut l’escalier de ma cellule, et je suis venu tomber sur mon lit dans un état de complet épuisement.

Cependant, Paul, la chasse se précipitait tumultueusement dans la cour de l’abbaye ; j’entendais le piétinement des chevaux, la voix des cavaliers, et même le son de leurs bottes sur les dalles du seuil, ce qui me prouvait qu’une partie d’entre eux avait mis pied à terre