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chagrin. » Le dîner commença sous de très bons auspices : le roi entra, salua avec grâce et dignité (pas plus que Néron et Héliogabale, Nussir ne manquait d’une certaine élégance royale), et se montra pour son oncle plein de prévenances hypocrites. Une bouteille de madère fut placée devant Asoph, et les toasts se succédèrent si rapidement, que le vieillard, sentant que la liqueur commençait à lui monter au cerveau, ne put tenir tête au roi et posa son verre à moitié vide seulement. Ici cessèrent les prévenances et l’hypocrisie. Le roi regarda fixement son oncle. — Est-ce que le vin qu’on sert à ma table n’est pas bon ? demanda-t-il d’un ton sec. Asoph s’excusa, fit appel à sa volonté et réussit à tenir tête aux convives jusqu’à la fin du dîner. Au moment où les danses commencèrent, la bouteille de madère placée devant Asoph était à peu près vide. — Ne voyez-vous pas qu’Asoph n’a plus de vin ? dit le roi en se retournant vers le barbier. Allez lui chercher une autre bouteille. — Le breuvage qu’on posa cette fois devant le malheureux était un composé de madère et d’eau-de-vie. Une ivresse complète fut produite bientôt par l’affreuse mixtion, et la tête du vieillard tomba sur sa poitrine. « Ses moustaches ont besoin d’être arrangées, » dit le barbier en se levant, et à la grande indignation des Européens témoins de cette scène, il tira brutalement le vieillard par ses moustaches, qu’il portait très longues. Mais ce n’était que le prélude d’une scène repoussante qu’il fallut contempler en silence sous peine d’encourir les colères du monarque, qui déjà avait prévenu toutes les observations par ces mots : « Est-ce que le vieux pourceau n’est pas mon oncle ? est-ce qu’il ne m’appartient pas ? Moi et le khan nous ferons de lui ce qu’il nous plaira. » En attendant, la tête du vieillard continuait à s’incliner, penchée à demi par le sommeil et à demi par l’ivresse. « Il faut lui redresser la tête, » dit le roi. L’obéissant barbier ne se le fit pas dire deux fois, et, prenant deux longs morceaux d’un fil très solide, il attacha habilement, en homme consommé dans son métier, les deux bouts de la moustache du prince aux bras du fauteuil sur lequel il reposait. Le roi battit des mains, chuchotta quelques mots à l’oreille de son favori, qui sortit et rentra bientôt après avec quelques fusées qu’on alluma sous le fauteuil du vieillard. Réveillé par la détonation, le prince tressaillit et fit un effort subit pour se lever. Ce mouvement lui arracha une partie de ses moustaches. La douleur avait dissipé complètement l’ivresse ; Asoph se leva, et en courtisan consommé salua son neveu, le remerciant du plaisir qu’il lui avait donné et le priant de l’excuser si le sang qui coulait de sa blessure ne lui permettait pas de jouir plus longtemps de sa royale société.

Le lecteur ne doit cependant pas se faire illusion, et croire qu’il a affaire, en Nussir-u-deen, à quelqu’un de ces monstres de cruauté, phénomènes de scélératesse, qui ont épouvanté le monde. Non !