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avec un mouvement d’humeur : — Il n’y a pas jusqu’à une damnée pipe qui ne veut pas brûler, quand il y a la des Juifs. — Il avait dit ces mots à voix basse, mais de telle façon cependant qu’Anschel n’en comprit que trop bien le sens et la portée. Puis il reprit à voix haute : — Veux-tu savoir comment Notre-Seigneur a maudit, votre race de fond en comble, comment il l’a si bien et si complètement maudite qu’elle ne s’en relèvera pas ? Les Juifs n’auront jamais un morceau de terre verte qui soit véritablement à eux, ils ne pourront pas posséder un fétu de paille sur toute la surface du monde. Voilà l’éternelle malédiction qu’il leur a jetée.

« — Mais ce champ est à nous, s’écria Anschel, nous l’avons payé de notre argent.

« — Il est à vous ! dit le valet. C’est vrai et c’est faux, suivant ce qu’on entend par là.

« — Je ne te fais que cette question, Wojtêch, dit Anschel avec vivacité : l’empereur nous a-t-il permis d’acheter et de posséder un champ ?

« — Oui et non, répondit l’inflexible Wojtêch.

« — Ne l’as-tu pas lu dans les journaux ? reprend Anschel avec colère.

« — Je ne sais pas lire, dit Wojtêch d’un ton bref.

« — Si tu ne sais pas lire, pourquoi parler ainsi ? Sache-le donc : nous pouvons acheter des champs autant que nous en voulons.

« — Quand cela serait imprimé dix millions de fois, dit Wojtêch en élevant la voix avec une sorte de solennité, mais sans aucune expression de colère, et quand tous les prêtres du monde en feraient lecture du haut de la chaire, je ne le croirais pas.

« — Tu ne veux pas croire ce que l’empereur a ordonné et ce qui a été imprimé pour être lu en son nom ! dit Anschel, stupéfait plutôt qu’irrité d’une telle assurance.

« — Cela peut être, reprend le valet ; l’empereur peut vous avoir autorisés à acheter des champs, car celui qui a de l’argent peut acheter ce qui lui plait. Ce que l’empereur ne veut pas, c’est que vous soyez des paysans, que vous labouriez la terre et que vous y semiez, du grain.

« — Quoi ! nous serons libres d’acheter des champs, et nous ne serons pas libres de devenir des paysans ! Au contraire, c’est précisément là ce que ne voudrait pas l’empereur ; il faut que nous changions d’existence et que nous apprenions à cultiver la terre.

« Wojtêch secoua la tête d’un air de doute. Il parut cependant un peu ébranlé par ces paroles d’Anschel. Le jeune Israélite remarqua que ses lèvres s’agitaient, comme s’il comprimait quelque vive réponse. Puis il tira sa pipe de sa poche et en fit tomber la cendre ; on eût dit qu’il se recueillait pour lancer à Anschel une réfutation décisive, mais les argumens qu’il cherchait n’arrivèrent pas, car, après une pause assez longue, il s’écria avec une sorte d’impatience : — Non ! non ! cela ne se peut. Comment l’empereur eût-il accordé une chose si manifestement contraire à la malédiction du Sauveur ?

« Anschel comprit qu’il n’avait rien à répondre à cet argument du paysan. On lui avait enseigné dès l’enfance qu’il était dangereux de contester avec l’église dominante. Wojtêch avait transporté le débat sur le terrain théologique, mettant ainsi à l’abri de la religion l’antipathie que lui inspiraient les Juifs. Instruits ou ignorans, tous font de même à cet égard. Anschel eût