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vivront et grandiront. Sinon, non. Paris, vrai symbole aristocratique, vous maintiendra encore quelque temps. Voilà tout… Ah ! ah ! qu’est-ce que vous répondrez à cela ?

— Je vous répondrai par une question, si vous me le permettez : Comment vous comportez-vous de votre personne dans ce petit coin de la France où vous résidez ?

— Mais, monsieur, je m’y comporte fort bien, et suivant mes principes : j’y suis, autant qu’il est en moi, l’expression la plus élevée de mon temps et de mon pays. J’y importe le bon sens, le bon goût et le drainage. Je daigne être le maire de ma commune. Je bâtis à mes paysans des écoles, des salles d’asile et une église, — le tout à mes frais, bien entendu.

— Et vos paysans, dis-je, qu’est-ce qu’ils font ?

— Parbleu ! ils me détestent !

— Vous voyez, lui dis-je en riant, que l’esprit moderne ne souffle pas directement dans le sens de vos théories, puisqu’il suffit de votre qualité de noble pour fermer les yeux et le cœur de ces messieurs à vos vertus et à vos bienfaits.

— Ah ! l’esprit moderne ! l’esprit moderne ! s’écria le marquis : eh bien ! quand il souffle de travers, il faut le redresser ! Ah ! jeune homme, c’est de la faiblesse, cela ! Je vous dirai comme Rostain : Si vous obéissez servilement à ce que vous appelez l’esprit moderne, vous nous ferez une cuisine romantique qui nous mènera loin !… Or çà, mon jeune ami, allons retrouver ces dames et faire notre whist.

En nous rapprochant du château, nous entendîmes un grand bruit de voix et de rires, et nous aperçûmes au bas du perron une dizaine de jeunes gens sautant et bondissant, comme pour atteindre, sans l’intermédiaire des degrés, la plate-forme qui couronne le double escalier. Nous pûmes pressentir l’explication de cette gymnastique passionnée aussitôt que la clarté de la lune nous eut permis de distinguer une robe blanche sur la plate-forme. C’était évidemment un tournoi dont la robe blanche devait nommer le vainqueur. La jeune femme (si elle n’eût pas été jeune, ils n’auraient pas sauté si haut) était appuyée sur la balustrade, exposant hardiment à la rosée d’un soir d’automne et aux baisers de Diane sa tête jonchée de fleurs et ses épaules nues : elle se penchait légèrement, et tendait aux lutteurs un objet assez difficile à discerner de loin : c’était une fine cigarette, délicat travail de sa main blanche et de ses ongles roses. Bien que ce spectacle n’eût rien que de charmant, M. de Malouet y trouva apparemment quelque chose qui ne lui plut pas, car son accent de bonne humeur se nuança d’une teinte assez sensible d’impatience lorsqu’il murmura : Allons ! j’en étais sûr ! c’est la petite comtesse !