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vous lamenter ainsi ? lui dis-je. Votre compagnon est allé au presbytère, voilà tout. Le curé est un brave homme qui ne lui fera pas de mal. Alors elle cesse de pleurer, et me regardant avec de grands yeux que je vois encore : Il ne lui fera pas de mal, dis-tu, ton curé ? Il en fera un chrétien. Je compris tout. Son père était Juif, il voulait se convertir, et la pauvre fille était si malheureuse, si malheureuse, elle pleurait tant et de si bon cœur, que la colère me prit ; je voulais entrer à la maison et en arracher ce père insensible à une telle douleur. Je ne le fis pas cependant quoique je ne fusse plus maître de ma colère. Je ne sais quelle puissance me retint. Ce fut l’enfer peut-être, car, je vous le répète, monsieur l’abbé, c’est de ce moment-là que mon malheur a commencé. Je restai près de la jeune fille. Elle continuait à pleurer à chaudes larmes. Je la regardais tout bouleversé, et n’osais plus lui adresser la parole. Cela dura bien une heure. Enfin le curé sort du presbytère, accompagné du Juif. Il s’était revêtu de ses habits d’église. Wojtêch, me dit-il, veux-tu être le parrain de cet homme ? Je regardai le converti avec curiosité, mais j’entendais toujours les sanglots redoublés de la jeune fille, et tout à coup, comme si je ne sais quelle force invincible m’eût arraché violemment cette réponse : Non ! m’écriai-je, je ne veux pas. Le curé s’irrite et me demande si je comprends bien toute la gravité de mon refus. Ses raisonnemens sont inutiles : Non, non, monsieur le curé ! — Et il a beau s’emporter, s’emporter, si bien que tout son visage était rouge de fureur, je tiens bon jusqu’au bout. — Soit ! dit le curé, j’en trouverai bien un autre, — et le voilà qui court au village chercher un parrain. Alors la jeune fille s’élance de la voiture, se précipite aux pieds de son père, et là, agenouillée dans la neige, se met encore à le conjurer les mains jointes. Le père demeurait impassible. À cette vue, une colère infernale bouillonnait en moi, je ne sais ce qui m’empêcha de lui sauter au cou et de l’étrangler. Bientôt le prêtre arriva avec un paysan du village, et tous les trois entrèrent à l’église. »

Ce commencement du récit de Wojtêch ne prouve pas seulement la naïve candeur de son âme ; c’est une dramatique peinture de tout ce qu’il y a de navrant dans les divisions religieuses de l’humanité. Ces redoutables problèmes, nous les traitons le plus souvent d’une manière abstraite, et notre esprit seul y est engagé. Telle religion est-elle supérieure à telle autre ? Voilà deux communions qui prétendent posséder Dieu ; laquelle se trompe ? dans quelle église est le salut, dans quelle voie la vérité et la vie ? Terribles questions à coup sûr, mais qui s’offrent rarement à nous avec les angoisses qu’elles semblent contenir. On a là-dessus des principes arrêtés d’avance, on discute, on se passionne, l’intelligence s’anime et s’enflamme ; le cœur ne souffre pas. Ici c’est un cœur simple à qui ces douloureux