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fin à mes angoisses. Rien n’y a fait, monsieur l’abbé, ni pénitences, ni prières, et chaque nuit je vois Térezka m’apparaître, Térezka que ma fureur a tuée. Alors j’ai pensé à vous ; vous êtes un théologien, un homme de Dieu, et tous les hommes de Dieu ont le droit d’entendre une confession. Répondez, monsieur l’abbé ; dites-moi que je n’ai pas eu tort. »

Cette question singulière adressée au jeune rabbin par le paysan catholique présente ici un dramatique intérêt. Le rabbin Élie est dans une situation analogue à celle du pauvre diable qui l’interroge d’une voix si troublée. Le jeune rabbin aime la fille du magistrat, et lui aussi, comme Térezka, pour briser l’obstacle qui s’oppose à son bonheur, il est sur le point de se faire baptiser. La confession de Wojtêch est comme un reproche qui l’épouvante. Que répondra-t-il ? S’il absout l’étrange rigorisme du paysan, il se condamne lui-même ; s’il approuve Térezka d’avoir voulu se faire chrétienne, il sera fidèle sans doute aux inspirations de son propre cœur, mais il jettera le malheureux paysan dans le désespoir et le livrera en proie à sa folie. Bizarre et douloureux combat ! Le rabbin hésite, il se trouble, il va condamner le paysan ; mais voyant à ses genoux ce malheureux dont la raison s’égare et qui attend sa réponse comme une sentence de vie ou de mort : « Wojtêch, lui dit-il d’une voix tremblante et avec un geste solennel ; Wojtêch, relève-toi ; tu as bien fait : Térezka ne devait pas abjurer sa religion. » Le paysan se lève et semble transformé par l’absolution du rabbin ; c’est un homme nouveau. La malédiction qui l’accablait s’est évanouie comme un mauvais songe ; le démon de l’incertitude s’est enfui de l’âme exorcisée. Hélas ! la joie de Wojtêch ne durera pas longtemps, et la conduite du rabbin donnera un démenti à ses paroles. Le rabbin s’est fait chrétien, mais les émotions qui ont tourmenté sa conscience ont brisé cette frêle nature, et lorsque Wojtêch rend les derniers soins à Élie, il aperçoit à son cou le petit crucifix que lui a donné la fille du magistrat. Quelle révélation dans l’âme du paysan ! Il voudrait encore interroger le rabbin ; mais Élie vient de rendre le dernier soupir. Alors il apostrophe le mort avec une fureur sauvage, il accuse Elie de l’avoir trompé ; mais bientôt la vénération que lui a inspirée la douce et mélancolique nature de son conseiller spirituel écarte ce dernier reste de folie. Il comprend la délicatesse profonde qui a dicté la réponse du jeune théologien, et un sentiment d’une espèce toute nouvelle, un sentiment chrétien et philosophique à la fois, s’emparant de cette âme bouleversée, apaise les contradictions qui la troublaient. Il ne savait s’il devait absoudre ou maudire la religion juive ; la charité introduit dans son esprit un rayon de la divine lumière, et la folie est vaincue. Ce n’est pas Wojtêch qui tourmentera désormais les Juifs de son village ; mais si Térezka vivait encore, il ne l’empêcherait plus de se faire chrétienne.